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Une parfaite demeure du dieu Vishnu : le temple de Deogarh

Conférence du 10 décembre 2012

Une parfaite demeure du dieu Vishnu : le temple de Deogarh

par Thierry Zéphir

Le temple de Deogarh a été bâti au début du VIe siècle, à l’époque Gupta.

La dynastie Gupta

Elle apparaît au nord-est de l’Inde (aux confins de l’Uttar Pradesh et du Bihar) à la fin du IIIe siècle. Les deux premiers souverains, Shrîgupta et Ghatotkacha ont le titre de mahârâjah (‘grand roi’) d’un petit royaume. C’est seulement sous le règne du troisième souverain, Chandragupta Ier (c. 320-335), que le royaume s’étend et que la dynastie devient impériale, s’épanouissant  pleinement. La capitale est probablement Prayâga (l’actuelle Allahabad), où subsistent de nombreux vestiges de cette période. Chandragupta Ier sait nouer des alliances avec des royaumes voisins : l’empire occupe alors tout le nord du continent indien et une partie importante de la tranche orientale des côtes de la péninsule.

Son fils, Samudragupta, lui succède vers 364 (les chronologies de règnes sont reconstituées, avec quelques incertitudes quant aux dates précises, par recoupement des études épigraphiques, numismatiques et des témoignages extérieurs au sol indien).

Samudragupta lance ses armées sur une grande partie de l’Inde du Nord-Ouest. Il tente d’égaler les plus grands monarques de l’Inde, comme le roi bouddhiste Ashoka de la dynastie des Maurya (IIIe siècle avant notre ère). Samudragupta a d’ailleurs fait graver sur une colonne d’Ashoka (aujourd’hui à Allahabad) un panégyrique exaltant ses propres conquêtes.

Son successeur, Chandragupta II (c. 375 à 415), affermit le pouvoir en repoussant les frontières nord-occidentales. Sous son règne, les arts et les sciences connaissent un essor remarquable et sont portés au plus haut niveau. En témoigne la présence de l’éminent poète Kâlidâsa à la cour.

Les conquêtes militaires, mais aussi les alliances matrimoniales avec les royaumes voisins, assurent une stabilité intérieure toute relative car, dès le début du Ve siècle, des nomades venus d’Asie centrale, les Huns, vont progresser en Inde depuis les passes montagneuses du Nord-Ouest.

Entre 415 et 464, le territoire est encore stable mais l’empire s’affaiblit sur le plan politique jusqu’à perdre sa puissance, sous les attaques violentes des Shvetahûna (Huns blancs), pour se disloquer vers 475. Des feudataires de cet empire vont prendre le pouvoir dans des régions excentrées et fonder de nouvelles lignées royales.

Le territoire de l’empire se réduit ensuite jusqu’à retrouver les proportions du premier royaume Gupta. Des souverains de cette lignée vont se maintenir dans l’antique royaume du Maghada (aux confins de l’Uttar Pradesh et du Bihar) jusqu’au VIIe siècle. Puis la dynastie périclite complètement.

Les rois Gupta sont connus par des inscriptions, mais aussi par le monnayage où ils se font représenter sous des traits parfaitement stylisés (ainsi Chandra Gupta II est figuré sous les traits d’un chasseur qui bande son arc pour décocher sa flèche sur un lion menaçant, image métaphorique qui exalte la puissance du souverain).

Le temple Gupta

La plupart des édifices bâtis sous la dynastie Gupta entre le IVe et le VIe siècle ont complètement disparu. Construits pour la plupart en brique, ils ont été très endommagés par la remontée d’eau par capillarité. Les éléments de décor en terre cuite ont souffert autant que l’architecture elle-même. Le temple de Bhitargaon (Ve), en Uttar Pradesh, est un des édifices en brique relativement bien conservé. On sent cette qualité esthétique très particulière de l’art gupta, faite d’idéalisation des formes et d’une plastique très élégante, souple et fluide. L’art atteint alors un équilibre formel entre les nécessités qu’imposent l’iconographie et la volonté de restituer un sentiment presque naturel.

Le temple Gupta se résume essentiellement à une tour sanctuaire, de plan carré le plus souvent, comportant sur chacune de ses faces secondaires des ressauts où viennent se loger un ensemble d’images sur plaques de terre cuite, illustrant des thèmes importants du programme iconographique du temple. La partie supérieure de la toiture très élevée est généralement creuse, préfiguration des shikhara, toitures très élevées à arêtes curvilignes qui deviendront classiques dans l’architecture de l’Inde du Nord à partir du VIIe siècle. Le temple Gupta est donc un modèle dont on s’éloignera progressivement.

Deux exemples

Le temple shivaïte de Bhumârâ, au Madhya Pradesh (Ve)

Monument en pierre, donc plus résistant, mais pourtant pratiquement en ruine, il a été reconstitué avec ses propres matériaux en très grande partie. Ce sanctuaire de plan carré relativement simple semble avoir été précédé d’une salle antérieure dont on retrouvera le modèle à l’époque médiévale. Le temple est construit sur une terrasse pour différencier le domaine divin du domaine humain. Une autre option, pour marquer cette séparation, est de construire le temple dans une enceinte, une ou plusieurs généralement concentriques.

Aux éléments signifiants du décor, symboles du domaine divin, se mêlent des éléments végétaux, qui représentent le renouvellement, la régénérescence, la renaissance et qui participent à l’action des divinités dans le monde des hommes. L’encadrement des portes de ce temple est l’un des premiers qui nous soit connu dans l’ensemble de l’architecture gupta. On y trouve un système de bandeaux concentriques où figurent des motifs végétaux et de petits personnages, avec des représentions de dieux ou de déesses, tel un buste du dieu Shiva avec son chignon d’ascète. Dans la cella de ce temple se trouve un linga à visage : le linga, forme symbolique de Shiva et de son pouvoir créateur est complété par le visage paisible et souriant du dieu, éternellement jeune. Dans les arcatures au niveau de la corniche et de la toiture s’inscrivent des médaillons où figurent des dieux importants du panthéon hindou. La morphologie de Brahma avec ses trois têtes visibles, et une quatrième virtuelle à l’arrière, est traitée avec une extraordinaire délicatesse, ornée d’éléments de feuillage qui donnent ce sens du naturel propre à l’art gupta. C’est à l’époque Gupta que se fixe de manière canonique l’iconographie des dieux et des déesses.

Le temple shivaïte dit de Pârvatî, à Nâchnâ, Madhya Pradesh

La typologie architecturale de ce temple est différente de celle de Bhumârâ puisque la cella est entourée de murs qui déterminent un déambulatoire, couloir couvert qui permettait au fidèle d’exprimer sa foi en tournant autour de la demeure du dieu, mais aussi de lire le programme iconographique.

Ce monument est construit sur une terrasse assez élevée  qui présente un ensemble de dalles et de pierres sculptées en bas-relief, illustrant certains thèmes épiques de l’hindouisme, en particulier ceux du Râmâyana. À l’époque gupta, quel que soit le courant sectaire considéré, il n’y a pas d’exclusive. On peut ainsi voir de très belles représentations dédiées à Vishnu dans les temples de Shiva et vice-versa.

L’encadrement de porte montre un grand nombre de personnages et de couples (mithuna) enlacés par la taille et se tenant par l’épaule. Les gardiens (dvârapâla) participent de la protection même du monument : ils sont accompagnés de deux personnages féminins, les déesses fluviales, qui protègent aussi l’accès à la cella et qui ont la fonction de représenter le Gange et son affluent principal, la Yamuna. Au confluent de ces deux rivières sacrées de l’Inde du Nord, tout hindou doit aller se baigner pour se purifier le corps, l’esprit et l’âme. De même, ces deux déesses fluviales permettent à l’esprit du fidèle, qui vient à la rencontre des dieux, d’être lavé ou purifié de toute souillure avant d’entrer en contact visuel ou spirituel avec la divinité.

Le Temple de Vishnu à Deogarh, Uttar Pradesh (première moitié du VIe)

Les temples jaïns, plus tardifs, qui y subsistent montrent que le site a eu une très longue durée de vie.

Ce temple a fait l’objet d’une restauration importante : la partie basse de la toiture (restauration très visible !), le soubassement, la terrasse sur laquelle se dressent la tour sanctuaire et les templions qui encadraient cette terrasse, ainsi que les quatre escaliers qui permettaient d’y accéder.

L’architecture et son symbolisme

La tour sanctuaire dans laquelle se trouvait la statue du dieu Vishnu, aujourd’hui disparue, est encadrée aux angles par les moulures de soubassement de quatre templions disposés à chacun des angles, un des premiers exemples de panchayathana (sanctuaire à cinq ‘demeures’). De fait le temple est l’habitation sur terre des divinités : quand la cérémonie de consécration de l’image a lieu, notamment celle de l’ouverture des yeux, le dieu est vivant dans la statue et il est présent dans sa ‘demeure’, où il est à même d’agir sur le destin de l’humanité. Toujours constitués d’une tour sanctuaire centrale et principale où ‘réside’ la divinité et qui est entourée aux angles de quatre templions, ces panchayathana sont la transcription en architecture d’un système relatif aux demeures célestes des divinités selon les textes normatifs. La demeure du dieu est généralement donnée pour être le mont Meru, l’axe du monde au sommet duquel vivent les divinités.

Aux temps immémoriaux, l’architecte divin, Vishvakarma, mû par l’ambition de son projet, avait souhaité faire une montagne particulièrement élevée pour établir la demeure céleste. Mais la base n’était pas assez large pour assurer la stabilité d’un mont si haut. Dès lors, une fois son œuvre achevée, Vishvakarma se vit contraint de contrebuter le mont Meru par quatre montagnes, représentées par les templions qui figurent aux angles de la terrasse. Dans ces templions prenaient place des divinités en rapport avec la divinité principale. N’en subsistent plus à Deogarh que les moulures de soubassement, sobres et géométriques. C’est à ce niveau, et notamment  à celui des moulures de soubassement de la terrasse qui porte la tour sanctuaire principale, qu’ont été retrouvés des bas-reliefs.

Des bas-reliefs d’inspiration vishnouïte

Les thèmes vishnouïtes comme le Râmâyana et la vie de Krishna sont chers aux concepteurs du monument. Deux ou trois bas-reliefs sont encore en place, mais l’essentiel a été déposé dans des musées, ou dans un petit abri proche du temple lui-même, que l’on ne peut malheureusement pas visiter.

Un des panneaux les mieux conservés se trouve au musée de New Delhi.

Il s’agit d’une scène du Râmâyana au cours de laquelle Lakshmana, à la demande de son frère Râma, va défigurer la démone Suparnakha qui s’était présentée aux deux frères dans l’espoir de les séduire. Suparnakha, une sœur de Râvana, demande à Râma de la prendre comme femme et donc de répudier son épouse Sita. Râma se fâche et l’envoie vers Lakshmana, lequel non seulement la repousse mais la châtie en lui tranchant le nez. La démone se rend alors auprès de Râvana pour le pousser à enlever la princesse Sita, dessein qu’il avait depuis fort longtemps.

Sur un autre bas-relief, conservé dans le petit abri, figurent, à droite, Râma et Lakshmana, et à gauche, le singe Sugrîva, allié de Rama. Les deux frères, Râma et Lakshmana, s’apprêtent à décorer Sugrîva d’une guirlande de fleurs afin de pouvoir le reconnaître dans le combat qu’il va mener contre son propre frère, Vâlin, qui occupait indûment le trône de Kishkinda. Moment important où se scelle aussi l’alliance entre Râma et Lakshmana d’une part, et le peuple des singes d’autre part, ce qui permettra à Râma de mener la guerre contre les Râkshasa et leur chef Râvana pour récupérer Sîtâ.

Ces reliefs exposent avec une clarté remarquable les moments représentés. Les vestiges des autres plaques de bas-reliefs retrouvés à Deogarh montrent que l’histoire devait être racontée avec force détails dans ses articulations principales.

On trouve aussi des panneaux illustrant la vie de Krishna, ses facéties, enfant, et ses hauts-faits. Ces bas-reliefs représentent Krishna luttant contre les démons envoyés par son oncle Kamsa, usurpateur du royaume. Un des panneaux montre Vasudeva, le père de Krishna, qui, pour sauver la vie de ses enfants, confie Krishna et son frère, Balarama, à une vachère qui sera leur mère adoptive. La douceur maternelle y est finement traduite par le sculpteur, et les bovidés, couchés à l’arrière-plan, nous permettent de comprendre le moment précis de l’histoire de Krishna qui est représentée sur ce panneau encore en place sur la terrasse du temple.

L’orientation du temple

La tour sanctuaire principale ouvre vers l’ouest, alors que, selon la tradition, les temples ouvrent à l’est, la direction faste et bénéfique du soleil levant. Mais, dans bien des cas, les monuments dédiés à Vishnu ouvrent vers l’ouest, direction associée à ce dieu.

Traditionnellement, on doit faire le tour de l’édifice en le prenant à main droite, pradakshina, le sens faste pour rendre hommage au dieu qui se trouve dans le temple et pour lire le programme iconographique du monument.

Lecture du temple selon la déambulation rituelle

Les haut reliefs

Si l’on prend le monument à main droite, on se dirige naturellement vers la face nord, occupée sur le ressaut médian par un grand panneau en haut-relief qui nous montre Vishnu qui secourant un sage transformé en éléphant par une malédiction. Vishnu est représenté ici sous une forme guerrière puisqu’il s’apprête à mettre à mort l’animal menaçant le ‘sage-éléphant’.

Au dos du temple, sur la face est, un ressaut médian montre un encadrement de niche, qui évoque une architecture (piliers et linteau) où prend place le haut-relief lui-même.  Y figure un aspect particulier de Vishnu : Nârâyana (nâra : l’homme, ayana : la divinité), deux incarnations, divine et humaine,  de Vishnu qui discourt sur les préceptes de la religion hindoue.

Sur la face sud, on trouve un troisième haut-relief : Vishnu, couché sur le serpent Ananta, rêve le monde et le préserve dans une période de résorption entre deux ères cosmiques.

Deogarh, le temple des dix avatâra

Parmi les éléments qui constituent le parement de la toiture, on trouve des arcatures combinées les unes avec les autres pour créer un motif ornemental en résille ou en nid d’abeille, dans lesquelles figuraient des images, tel Narasimha, l’Homme-Lion, un des avatâra « descentes » classiques du dieu Vishnu. Narasimha s’est manifesté pour punir un démon impie qui ne reconnaissait pas la supériorité de Vishnu.

C’est à l’époque Gupta que la théorie des avatars se met réellement en place pour devenir canonique ultérieurement. On recense dix avatars principaux du dieu, mais aussi quantité d’autres formes. Narasimha est l’un des premiers représentés ainsi que Varaha, le sanglier, et d’autres, tel Rama ou Krishna. Le temple de Deogarh aurait été désigné jadis par le nom de dashâvatâra, les dix avatâra.

La forme même de la toiture n’est sans doute pas un shikhara classique à arêtes curvilignes (en forme de pain de sucre comme le temple de Khajuraho ou de Bhubaneshvar). Malgré tout, la toiture du temple de Deogarh préfigure ces shikhara propres à l’Inde médiévale.

Les éléments décoratifs

On a retrouvé nombre d’éléments décoratifs, telle une grosse pierre côtelée qui reproduit le fruit du mirobolant, le namalaka, et qui participe de la décoration typique des monuments de l’Inde du Nord.

Si l’on fait le tour rituel de ce temple, on observe plus précisément les éléments décoratifs et iconographiques qui l’ornent. Sur la face ouest, celle de l’entrée vers la cella, se trouve un magnifique encadrement de porte : des bandeaux concentriques y sont alternativement sculptés d’éléments végétaux ou de rinceaux, de hampes de feuillage, ou de petits personnages de type mithuna ou même gana (nains obèses, divinités secondaires, danseurs, musiciens qui peuplent les sphères divines). Au bas de cet encadrement de porte figurent des personnages masculins et féminins, protecteurs de l’entrée du temple. Classiquement les déesses fluviales devraient se trouver à cet emplacement mais, à Deogarh, elles sont rejetées dans les écoinçons supérieurs, au niveau où l’encadrement de porte s’élargit au droit du linteau. Cet emplacement ne sera pas retenu ultérieurement, ce qui montre que les données de composition du monument et l’emplacement des iconographies ne sont pas encore fixées au VIe siècle.

Quand on aborde le monument, les parties latérales de la porte septentrionale montrent de petites sculptures humaines, d’une hauteur de 70 cm. Ces personnages masculins et féminins sont vêtus et parés à la mode gupta, légère et sobre, mais à la coiffure complexe. Du côté gauche, les personnages féminins ont une coiffure bouclée où les mèches sont reprises les unes sur les autres, ce qui crée une masse circulaire et symétrique autour du visage. Du côté droit, un personnage masculin, tout aussi sobrement vêtu et paré, arbore une coiffure sophistiquée typique de l’époque gupta, en fait bien antérieure (extrême fin de l’époque Kushân, au IIIe-IVe siècle) et qui va se maintenir au-delà de l’époque Gupta, jusqu’au VIIe siècle : coiffure en forme d’anglaises sur un côté du visage. On a le sentiment que l’on portait perruque à cette époque, ce qui permettait d’associer les coiffures à des diadèmes ou tiares particulièrement sophistiqués. Au-dessus de ces personnages, on observe le départ des éléments mithuna et des rinceaux de feuillage qui ornent la porte jusqu’au sommet des jambages. De l’autre côté de la porte, sur le jambage sud, la tête du pratihara (gardien du temple) a disparu.

Les postures déhanchées des personnages, courantes dans l’art indien depuis le début de l’ère chrétienne, vont s’accentuer au fur et à mesure que l’on avance dans le temps. La plastique très souple du corps montrent des volumes qui ne reproduisent pas le corps humain car la musculature et même l’ossature des membres ne sont pas toujours clairement indiquées : la divinité répond à d’autres normes que celles de l’humain. Rinceaux, feuilles et fleurs de lotus montent à l’assaut des jambages dans un mouvement libre et vivant. Par endroits, apparaissent les gana facétieux, musiciens et danseurs, qui participent des divertissements divins et qui animent ces monuments de façon, très concrète par rapport aux descriptions des traités architecturaux. Tel autre rinceau de lotus émane de l’ombilic d’un petit génie ou yaksha, génie sylvestre, gardien des sources, des arbres et de la végétation, qui, à l’instar des mithuna, participe du caractère bénéfique du monument dans l’idée d’une régénérescence, d’un renouvellement constant de la nature. Se mêle aux rinceaux de fleurs et de feuilles de lotus, un être céleste ou gandharva qui jette à la volée des huiles parfumées ou des fleurs sur les divinités et leur demeure.

Au centre de la partie supérieure du linteau siège la divinité à laquelle le temple est consacré : Vishnu est assis dans une posture d’aisance royale sur un serpent polycéphale, sans doute Ananta. Dans ses deux mains postérieures, il tient deux de ses attributs majeurs, la conque et le disque, et fait, de la main antérieure droite, le geste d’apaisement. Il est entouré de quelques assistants dont, à gauche, un être anthropomorphe à tête de lion, qui pourrait être une autre représentation de lui-même, c’est-à-dire un de ses avatars, Narasimha, qui figure aussi dans une chandrachala de la toiture du monument. Bien des aspects demeurent inexpliqués parce que le programme est incomplet et que les textes sur lesquels se sont fondés les concepteurs du monument ne nous sont pas tous connus. Sur les écoinçons supérieurs, de chaque côté du linteau, se logent les déesses fluviales que l’on trouve généralement à la base des jambages. À gauche, la déesse Ganga se tient sur un makara. À droite, la déesse Yamuna repose sur une tortue.

La déambulation en sens inverse : une lecture plus logique

Comme nous venons de le voir, la déambulation rituelle du monument veut qu’on le prenne à main droite : on se dirige vers la gauche pour arriver à la hauteur du relief intitulé « La délivrance de l’éléphant » ; à l’est, on rencontre la représentation de Nârâyana, puis celle de Vishnu allongé sur Ananta au sud, ces trois reliefs constituant l’essentiel du programme iconographique de ce temple.

Pourtant, à Deogarh, on préfèrerait faire l’inverse. Pourquoi aborder ce monument à main gauche, sens associé à des cultes funéraires et donc moins faste que le sens inverse (à main droite) qui suit la course du soleil ? Une lecture des trois panneaux nous y inviterait pour respecter une logique spatio-temporelle.

Abordons le temple par la porte d’entrée dans laquelle s’encadrait l’image de Vishnu aujourd’hui disparue et prenons le monument à main gauche. On trouve alors sur le pilastre gauche de la niche, au niveau du chapiteau, une petite représentation de Ganesha que l’on rencontre souvent dans les monuments de l’Inde comme première divinité, celle qui va abattre les obstacles que le fidèle devra franchir pour venir s’unir spirituellement à la divinité. Mais la présence de Ganesha à cet emplacement, peut-elle, à elle seule, justifier de prendre le monument dans le sens inverse ? Poursuivons jusqu’au premier panneau qui représente Vishnu allongé sur Ananta. Le temps cyclique, tel qu’il est perçu en Inde, pose qu’à une existence des mondes succède une non-existence, mais entre les deux existe une période de résorption au cours de laquelle rien n’est matériel. Sur ces trois temps de l’évolution cyclique des ères cosmiques veillent trois dieux hindous majeurs : Brahma qui crée le monde, Vishnu qui préserve le monde, soit qu’il le sauve sous la forme de l’un ou l’autre de ses avatâra, soit qu’il médite la purification du monde pendant une période de résorption entre deux ères cosmiques, et Shiva qui préside à la destruction, qui punit ou ébranle les mondes ou les fait littéralement exploser lors de sa danse cosmique, le tândava.

Dans ce contexte vishnouïte, on peut lire ce panneau comme étant le moment de la création où Vishnu permet à l’essence spirituelle de la vie de s’éveiller pour permettre une nouvelle création. Au-dessus de Vishnu, sculpté au milieu d’une série de petites divinités qui flottent sur la partie haute du panneau, se trouve Brahma posé sur une fleur de lotus. Les textes normatifs de l’iconographie hindoue nous disent qu’au moment de son réveil, après une période de résorption, une fleur de lotus s’élève du nombril de Vishnu pour s’épanouir à la surface de l’eau et laisser apparaître Brahma, lequel va prononcer les Veda, le ‘savoir ‘. À partir de ce moment-là toute la création peut se mettre en place. C’est ce qui nous est montré ici à un détail près (peut-être sommes-nous ici devant une forme balbutiante de l’iconographie) : au lieu de partir du nombril, la tige de lotus semble sortir de derrière le dieu.

Tous les membres de sa famille proche entourent le dieu : Lakshmi, son épouse, qui lui masse les chevilles précisément au moment de son réveil pour l’éveiller ; sa seconde épouse, Bhumi, la déesse Terre que Vishnu est allé sauver de l’engloutissement  sous la forme du sanglier ; Garuda, son compagnon fidèle, sa monture anthropomorphe, mi-homme, mi-oiseau, dont le cou est paré d’un cobra ; Brahma, situé au-dessus, et, à sa droite, Shiva et Parvati sur le taureau nandi ; toujours au-dessus mais à l’extrême gauche, Varuna ou Skanda ? Varuna sur sa monture, le hamsa, se justifierait ici car nous sommes dans le monde des eaux sur lesquelles veille Vishnu, puisqu’il repose sur elles pendant cette période de résorption entre deux ères cosmiques ; à sa suite, Indra en tant que roi des dieux, sur son éléphant, exalte la qualité souveraine de Vishnu ; à l’extrême-droite, une sorte de gandharva, un personnage qui vole dans les airs en tenant une écharpe gonflée par le vent au-dessus de sa tête, iconographie classique du dieu Vayu représentant les souffles, les vents qui animent les êtres pendant leur existence.

La partie basse illustre un aspect complémentaire de cette scène : on y voit s’affronter six personnages, quatre à droite et deux à gauche. Ceux de gauche sont les démons Madhu et Kaitaba qui tous deux auraient voulu voler les Veda au moment même où Brahma allait les prononcer à l’aube d’une création du monde, ce qui aurait mis la nouvelle création en péril. Les quatre personnages de droite sont là pour mettre au pas ces deux démons ; ils sont les attributs personnifiés de Vishnu (ses ayuda purusha qui se manifestent dans l’iconographie hindoue à l’époque gupta) qui vont agir en son nom, puisque Vishnu, sortant à peine de son sommeil, n’est pas lui-même agissant. Ces attributs-personnages sont le lotus, la conque, le disque et la massue. Ils apparaissent comme des divinités classiques, richement vêtus et parés mais sculptés avec sobriété. On les identifie par le détail de leur coiffure :

1) le cabochon en forme de fleur de lotus qui orne le diadème du personnage désigne Padma, le lotus, un des attributs essentiels de Vishnu.

2) La coiffure en casque à enroulement dextre représentant la partie postérieure d’une conque marine désigne Shanka, la conque, deuxième grand attribut de Vishnu.

3) Le disque planté dans le front du troisième personnage identifie Chakra, le disque, l’arme symbole solaire de Vishnu. Cet ornement, qui évoque un diadème, dévoile la personnalité de celui qui le porte.

4) Un tout petit élément dans le diadème du quatrième personnage, qui évoque un bâton, désigne Gada, la massue, symbole de royauté et du pouvoir de Vishnu. Ce personnage est identifié aussi par sa nature féminine : le mot gada est féminin en sanskrit à l’inverse de shanka, chakra et padma qui sont des mots masculins et donc représentés par des divinités masculines alors que gada l’est par une divinité féminine.

Ces quatre personnages luttent contre Madhu et Kaitaba, qui ont ici une apparence bénigne et sereine, bien qu’ils incarnent les passions les plus néfastes de la création.

En poursuivant notre tour anti-horaire, nous arrivons sur la face est du temple devant le panneau montrant Nârâyana : le dieu suprême à quatre bras enseigne les préceptes divins à Nârâ, l’homme, une autre de ses incarnations, lequel va les transmettre aux sages, les rishi qui entourent les deux divinités.  Cet enseignement des préceptes divins pourra se diffuser ainsi jusqu’aux hommes qui en feront bon usage. On remarque sur les pilastres des divinités un thème assez fréquent et bénéfique, l’ondoiement de Shrî, Lakshmi, la déesse baignée par deux éléphants, symbole de purification, la purification par le savoir. Puis un très beau panneau montre des personnages discourant, pouce et index joints, geste qui symbolise l’échange du savoir dans la montagne ou dans la nature où ces enseignements se dispensent.

Nous aboutissons au dernier grand panneau où Vishnu, sur sa monture Garuda, identifiable par ses ailes, vient délivrer un éléphant du cobra qui s’apprêtait à l’entraîner au fond d’un marigot. Le dieu apparait ici très agissant puisqu’il vient fondre sur un naga et sa compagne, une nagini (lesquels serpents lui rendent hommage puisque, même quand un dieu punit des êtres malveillants, c’est pour leur bien, et ces derniers sont prêts à le reconnaître). L’éléphant rend hommage à Vishnu en tendant vers lui des fleurs de lotus, l’offrande par excellence. Cet éléphant est un sage qu’une malédiction avait transformé en éléphant. Vishnu est venu le délivrer de ses entraves qui mettaient sa vie en péril et qui de manière symbolique empêchaient son esprit de s’élever et d’accéder au salut. Cette scène traduit un mouvement dynamique qui s’oppose à la quiétude du panneau montrant Vishnu allongé sur le serpent Ananta.

Ce panneau serait le terme de la déambulation rituelle. Après avoir créé le monde, le dieu Vishnu enseigne les principes divins aux hommes qu’il sauve ensuite par toutes les actions mises en œuvre à cette fin. C’est ce suprême créateur, dispensateur de savoir, de salut et efficient dans l’obtention de ce salut, que l’on venait vénérer dans le temple de Deogarh. En atteste le point d’orgue du programme iconographique dans le dernier panneau décrit : des Gandharva tiennent une couronne au-dessus de Vishnu comme s’ils venaient consacrer par ce couronnement sa suprématie.

(Notes recueillies par Françoise Vernes)