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L’Inde dans un miroir

Synthèse de la conférence donnée par Roland et Sabrina Michaud, voyageurs photographes, le lundi 13 avril 2017 au Centre André Malraux
à l’occasion de la parution de L’Inde dans un miroir, éditions Hozhoni, 2016

Une vocation de voyageur

Roland et Sabrina Michaud résument un parcours exceptionnel, soixante années de voyages accomplis dans le style des voyageurs du XIXe siècle. Pour Roland, un début à bicyclette depuis l’Auvergne natale jusqu’en Laponie où il rend visite à ses correspondants hollandais et suédois, en récompense de sa réussite au baccalauréat. Quelques années plus tard Roland rencontre Sabrina pendant son service militaire au Maroc. Roland et Sabrina désirent vivre leur rêve, l’amour des voyages. Ils décident alors d’exercer le métier de photographe. Leur première expédition commence par l’Éthiopie et se fait en 2CV. Ils arrivent en Éthiopie avec un budget de 6 mois qui devra tenir 17 mois, car «  pour faire quelque chose de bien il faut prendre son temps » affirme Roland.Vient le temps du grand voyage fondateur, la traversée de l’Asie continentale, de Paris à Singapour, avec un petit 4×4 autrichien. Le budget prévu pour un an s’étendra cette fois à plus de 4 ans grâce à l’hospitalité des habitants.Ils parcourent l’Afghanistan pendant 14 ans, inspirés par cette phrase d’André Malraux : « Et redescendant du Pamir où les chameaux perdus appellent à travers les nuages. » (Les noyers de l’Altenbourg).
Comment exprimer cette vision de l’Afghanistan par la photographie ? La réponse se trouve dans La dernière caravane (ouvrage à paraître) qui raconte l’odyssée d’une caravane, aujourd’hui disparue, qui traversait le Palmyre afghan et à laquelle Roland et Sabrina ont participé dans des circonstances exceptionnelles.

L’Inde et le thème des miroirs

En Inde, le photographe, témoin de la beauté, n’a que l’embarras du choix. Comment révéler la beauté d’une Inde intemporelle dont le continuel renouvellement nous interpelle ? Il faut faire des choix draconiens et trouver un fil conducteur.
Lors de son premier voyage en autostop avec son frère en Perse, Roland Michaud visite le palais des quarante colonnes à Ispahan. Il pense que ce palais est mal nommé car il n’a que vingt colonnes ; mais il découvre que les colonnes se reflètent dans un bassin d’eau, ce qui double le nombre de colonnes ! L’idée du miroir a germé pour lui en ce lieu et s’est précisée devant le Taj Mahal : de chaque côté du mausolée se font face deux bâtiments, d’un côté la mosquée et de l’autre un édifice symétrique qui s’appelle Jawab (la réponse), destiné à maintenir la symétrie architecturale. Le miroir apporte les réponses : créer des jeux de miroir entre le passé et le présent, l’art (miniatures, œuvres sculptées) et la vie, un travail de recherche infini, une attention constante aux corrélations, ce qui requiert de passer aussi beaucoup de temps dans les musées, dans les réserves, et auprès de collectionneurs privés, aux quatre coins du monde. Il peut y avoir des années d’écart, parfois plusieurs décennies, entre la prise de vue d’une miniature ou d’une sculpture et la prise de vue de la photo mise en miroir de l’œuvre d’art.

Exprimer des idées par le biais de l’image

« On a mis beaucoup de temps à assimiler l’Inde, à absorber cette Inde qui est un monde en soi, le résumé du monde » explique Roland Michaud en insistant sur le fait qu’à chaque instant, en Inde, le voyageur attentif constate la pérennité des gestes, des attitudes, des us et des coutumes malgré les changements du monde.

Quelques thèmes en miroir illustrés dans L’Inde dans un miroir sont présentés par Roland et Sabrina Michaud, qui nous guident par leur regard attentif de photographes et leur vision intuitive de poètes.

La mousson

« Pendant des années nous avons évité ce phénomène naturel dangereux (cobras, moustiques, etc.), mais nous avons découvert qu’il donne la clef de l’Inde car il exprime le tempérament indien, trop passif ou trop violent, comme la pluie, trop rare ou bien diluvienne. »

La fête de Ganesh

La ville de Bombay, en particulier, se mobilise entièrement pendant dix jours pour célébrer la naissance de Ganesh, vénéré et honoré en Inde comme patron des lettrés (il a transcrit les livres sacrés). Divinité très populaire, il est prié avant toute entreprise, car il sait enlever les obstacles qu’il place sur notre route. De multiples statues de Ganesh sont confectionnées à cette occasion pour être immergées ensuite dans l’océan car l’argile doit retourner au néant. Incarnation du cosmos Ganesh, appelé aussi Ganapati, fait participer la création au rythme de l’univers.

Le Kalaripayat

Cet art martial de l’État du Kérala est reconnu en Chine et au Japon comme l’ancêtre de tous les arts martiaux, aussi Chinois et Japonais viennent-ils rendre hommage aux maîtres indiens. Les postures traditionnelles des lutteurs sont inspirées par les animaux sauvages des jungles du sud de l’Inde.

Ascète jaïn

Le jaïnisme, religion très minoritaire en Inde, est apparue en même temps que le bouddhisme au VIe siècle avant notre ère. Les jaïns se divisent en deux sectes, ceux vêtus de blanc et ceux nus dits « vêtus d’espace ». La photographie présentée montre un moine qui jeûne jusqu’à la mort pour rompre le cycle infernal des naissances et renaissances. Devant lui un bol d’aréquier et entre ses jambes un balai en plume de paon qui lui évite d’écraser le moindre insecte en marchant. Il porte un voile de bouche pour éviter de les avaler.
Dans un temple jaïn du Rajasthan, Roland et Sabrina rencontrent un maître d’école avec sa classe, qui vient leur dire à quel point ce temple est extraordinaire. Ils acquiescent tout en lui répondant : « pourquoi vos élèves se comportent-ils comme s’ils étaient dans une gare ? » L’homme leur répond : « Ah, parce que vous croyez que Dieu n’est pas aussi dans les gares ? » On ne peut que recevoir des leçons en voyage et c’est la raison pour laquelle l’école du voyage est la plus belle école du monde, la plus efficace, rappelle Roland.

Un jeune musulman en prière à Ajmer

Cette photographie est mise en miroir avec celle d’un jeune hindou à Trivandrum, qui prie avec la même ferveur. L’Inde est traditionnellement une terre de tolérance. Roland et Sabrina montrent l’image d’un lotus où sont représentées toutes les religions, le mantra om de l’hindouisme, la roue des bouddhistes, le feu des sikhs, le croissant des musulmans et la croix des chrétiens.

Une jeune femme se contemplant dans un miroir

Sabrina commente cette photographie en citant un poète du XIVe siècle.

« Comme le miroir pour ma main,
Les fleurs pour mes cheveux
Le khol pour mes yeux

La feuille de bétel pour ma bouche
Le musc pour mes seins
Le collier pour ma gorge
L’extase pour ma chair
Le cœur pour ma maison
Comme l’aile pour l’oiseau
L’eau pour le poisson
La vie pour les vivants
Ainsi es-tu toi pour moi
Mais dis-moi ma bien-aimée
Qui es-tu, qui es-tu en vérité ? »

Le charmeur de serpents

Il n’est pas un simple amuseur de foule pour touriste. Son rôle est de capturer le cobra qui s’est faufilé dans une maison, sans le tuer. Au son de sa flûte, le charmeur réussit à le faire sortir de sa trappe et à le faire tomber dans un panier. On y laisse l’animal à jeun jusqu’au moment où, sans danger, on lui arrache ses crocs à venin.

Le temple d’or d’Amritsar

Situé au Penjab, le sanctuaire sacré des sikhs date du XVIIIe siècle. Il est construit au milieu d’un bassin d’eau qui porte le nom d’étang d’ambroisie. Le dôme doré représente 750 kg d’or pur et un lotus inversé. Le sikhisme fut fondé au XVe siècle. Sa caractéristique principale est de rejeter le système des castes et de promouvoir une fraternité universelle.

La grande mosquée de Delhi

Elle date du XVIIe siècle et serait la plus vaste de l’Inde. Elle est l’expression la plus parfaite du classicisme moghol.

L’observatoire astronomique de Jaipur

Édifié au XVIIIe siècle, il est encore utilisé de nos jours pour déterminer la date et l’heure la plus propice pour certaines fêtes religieuses.

Un saddhu, renonçant

Cette photo montre un saddhu dont la coiffure est faite avec des graines de rudraksh, de l’arbre rudraksha, qui sont utilisées comme graines de chapelet pour les shivaïtes, et censées les protéger des influences maléfiques et de la maladie. Roland évoque le fait que le système des castes imposé à toute la société indienne a prévu une soupape de sécurité : la possibilité de quitter sa caste si on la rejette. L’Inde a su intégrer la marginalité à la norme, la possibilité de se mettre en-dehors de la société tout en dépendant entièrement d’elle. Quand un être veut renier la société, celle-ci va le nourrir et le vénérer. Quand le saddhu abandonne son état civil, son épouse est considérée comme une veuve. Il vit alors de la mendicité et trouve partout une auberge gratuite. On estime à un demi pour cent de la population le nombre de saddhus qui sont présents sur les routes, dans les villes, dans les forêts et dans les montagnes. Ce personnage énigmatique des grands chemins de l’Inde véhicule à travers tout le pays le renoncement aux choses matérielles.

Le contrôle du souffle vital

Une image montre cet enseignement dans les écoles védiques. Dès le plus jeune âge l’enfant apprend à contrôler son rythme respiratoire qui est le même que le mouvement cyclique de l’univers. Cette maîtrise du souffle conduit directement à la maîtrise de l’esprit.

Le kathak

La dernière image montrée est celle de la couverture de L’Inde dans un miroir, la même que celle de l’affiche de la conférence. Cette belle danseuse est spécialiste du kathak, danse flamboyante et gracieuse du Nord de l’Inde qui se caractérise par un jeu de pied étonnant.

Miroir source de connaissance

Symbole passionnant et infini, le miroir réfléchit mais fait aussi réfléchir.

L’œil du photographe

L’Inde est une culture visuelle comme en témoigne son art, mais elle a aussi créé le troisième œil. Roland et Sabrina ont retenu de la tradition indienne que la vue est de toutes les facultés humaines la plus importante et qu’elle a priorité sur l’audition. La vérité est ce qui a été vu : les rishis ou voyants, ont été capables de voir les hymnes védiques, les Veda (de la racine VID qui signifie voir).

Le parallèle entre l’art et la vie mais aussi entre passé et présent a exercé l’œil de Roland et Sabrina : ils découvrent encore aujourd’hui des choses qu’ils n’avaient pas vues il y a vingt ans ou quarante ans. L’œil s’aiguise.

Chaque photo est un miracle

Il faut beaucoup de patience pour un portrait, qui demande une durée d’observation avant d’arriver à faire la photo et du temps pour déterminer la personnalité d’un être, explique Roland : « ce qui m’a surpris est que parfois nous avons photographié des gens qui n’avaient pas envie d’être photographiés mais qui ont senti que nous faisions quelque chose qui nous dépassait. Il a fallu des années pour réussir à photographier un sage sous un banian ou un yogi tantrique qui a accepté par miracle. Ce sont des cadeaux du ciel pour les photographes. » Un autre miracle est la photographie de « l’homme à la rose » : à la saison des roses les marchands et artisans cueillent des roses qu’ils mettent dans une assiette ébréchée tout en travaillant, et de temps en temps ils s’arrêtent pour respirer cette fleur. Est-ce un geste naturel ou de culture ? Cet homme m’a donné une leçon. Je n’ai plus vu les roses de la même façon à partir de ce moment-là. Ce petit artisan est devenu comme un rêve pour moi, présent dans mes pensées. »

Contraintes techniques

Aujourd’hui où tout le monde peut faire des photos dans n’importe quelle condition de lumière, Roland et Sabrina continuent à travailler en argentique, avec les difficultés que cela implique. « Nous avons refusé le numérique par fidélité à ce que l’Inde nous a appris », nous disent-ils.

L’unité du monde

De toutes leurs expériences, Roland conclue qu’il existe une unité du monde. L’homme est habitué à insister sur les différences, alors que tout est partout, même les types physiques se retrouvent. Roland et Sabrina ont rencontré Jésus en Afghanistan et la Madone au Tibet. Ils ont pris le contrepied et ont voulu voir les ressemblances. Roland donne l’exemple des artisans unis par un besoin de se rapprocher d’une perfection qui n’est pas de ce monde. Dans la tradition musulmane, par exemple, l’artisan qui taille son plateau de cuivre arrive au bout d’années d’expérience à une perfection accomplie, mais il va introduire sur son plateau un petit défaut car la perfection ne peut être que divine.

Ce serait intéressant de faire l’unité du monde par l’art. Si l’on met un Indien, un Chinois, un Arabe et un Occidental devant une variété de fleur, on reconnaît la fleur mais celle-ci a nécessairement quelque chose de propre à la culture dont elle émane ; c’est la magnifique variété du monde, derrière laquelle existe une unité indéniable.

Roland et Sabrina ont été inspirés par Les Mille et Une Nuits, une œuvre littéraire qui les a rendus sensibles aux mystères de l’Orient et a renforcé leur détermination d’être voyageurs et de faire de belles photos de leurs découvertes, qui correspondent à leurs propres émotions et à leur vision intuitive de poètes, sans se plier à l’actualité. Eux-mêmes ont rêvé au départ, ce qui a leur permis de faire rêver les autres.

(Recueil de notes par Françoise Vernes)