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Synthèses

Le patrimoine historique de Delhi

Harit Joshi, Maître de conférences à l’INALCO
Conférence du 6 février 2012, Centre André Malraux.

Principal siège du pouvoir du sultanat de Delhi (dynasties d’origine turque et afghane qui ont régné sur l’Inde du Nord de la fin du XIIe siècle au début du XVIe), Delhi devient à partir du XVIe siècle la capitale de l’Inde moghole. Son essor est considérable au XVIIe siècle quand Shah Jahan, bâtisseur du Taj Mahal, décide de construire sa capitale à Delhi, Shahjahanabad, aujourd’hui Old Delhi. Delhi reste capitale à l’époque coloniale (éclipsée un temps par Calcutta) jusqu’à l’indépendance, en 1947. Au cœur du pouvoir politique depuis le XIIe siècle, elle est aujourd’hui la capitale et le plus important centre administratif et politique de l’Inde.

Depuis le XIIe siècle, les souverains y bâtissent un certain nombre de monuments : certains, uniquement fonctionnels, servent de résidence aux membres de la famille royale, d’autres plus symboliques, assurent la légitimité du pouvoir.

Au cours des siècles, ces monuments ont connu des transformations considérables. Pour des raisons politiques, on cherche à effacer les traces des prédécesseurs, démolissant les réalisations architecturales. Pour des raisons techniques, on récupère les pierres et les matériaux des édifices antérieurs pour construire la capitale. Des parties de bâtiments disparaissent et des monuments se transforment de manière radicale.

Comment la population de Delhi vit-elle l’histoire mouvementée de ce patrimoine ?

Réappropriation populaire : le sens donné aux sites par la population

Une grande partie des habitants de Delhi sont coupés de l’identité des monuments de leur ville. Ils peuvent vivre à côté d’un lieu historique en l’ignorant. Ce désintérêt commence dès l’école. Alors qu’en 1958, les écoliers devaient connaître l’histoire des monuments de la ville, on n’enseigne plus cet héritage. Si des affiches sont installées sur les monuments par les autorités gouvernementales, notamment par l’Archaeological Survey of India (ASI, fondé en 1861), les informations sont insuffisantes et les employés travaillant sur ces sites n’ont pas la compétence nécessaire pour répondre aux questions des visiteurs.

De plus, peu d’ouvrages scientifiques sont consacrés au patrimoine de la ville. Les documents relatifs au passé des monuments de Delhi sont récents et tous inspirés par l’ouvrage détaillé de Sayyid Ahmad Khan, fondateur de l’université d’Aligarh au XIXe siècle, le Asar as-Sanadid (Les traces restantes des héros de jadis), publié en 1847 et malheureusement mal traduit en anglais.

Comme les sources ont été difficiles d’accès, au fil du temps, les habitants ont accordé à ces sites des identités fictives :

· En fonction de l’apparence du monument

Ainsi, un tombeau de l’époque moghole situé au sud de la ville, appelé Sabz Burj (‘tour verte’), a été arbitrairement restauré dans les années 60 : on l’a recouvert de carreaux bleus ! Utilisé comme commissariat de police au XIXe siècle, il est aujourd’hui monument protégé.

Le mausolée de Mirza Aziz Koka, demi-frère d’Akbar, mort dans le Gujarat en 1624 mais transporté à Delhi près du sanctuaire de Nizamuddin, ne porte pas le nom de celui qui y est inhumé, mais celui de Chausath Khambha (‘soixante-quatre colonnes’).

Une extraordinaire mosquée du XIVe siècle, bâtie sous le règne de Firuz Shah Tughluq au sud de Delhi, s’appelle Khirki Masjid (‘mosquée aux fenêtres’) car ses murs ont des écrans ajourés en guise de fenêtres.

Le tombeau de Adham Khan, autre demi-frère d’Akbar, porte le nom de Bhulbhulaiya (‘labyrinthe’) en écho au fait que l’on se perd dans ses galeries.

· En fonction du nom d’un personnage réel ou imaginaire associé au monument

Un très beau puits à niveaux (bavli) de Delhi (XIVe), à proximité du quartier central de Connaught place, l’Agrasen ki Bavli, a pris le nom d’un personnage imaginaire, fondateur de la communauté Agrawala, qui est censé l’avoir fait construire.

Juste à côté du mausolée de Humayun, se trouve l’Afsarwala Masjid, ‘la mosquée de l’officier’ (XVIe siècle), d’après le nom d’un officier.

· En fonction de l’usage vrai ou fictif

Ainsi le Chor Minar, ‘le minaret des voleurs’ (fin XIIIe-début XIVe), où les voleurs auraient été décapités, les têtes exposées sur les petites fenêtres extérieures.

Une porte monumentale, sur Mathura Road, construite par le souverain afghan Sher Shah Sur au XVIe siècle, s’appelle Khuni Darwaza (‘la porte ensanglantée’) car, selon une légende, les fils de Bahadur Shah Zafar, dernier souverain moghol (r.1837-56), capturés par les Anglais après la mutinerie de 1857, y auraient été tués.

Une mosquée au sud du quartier huppé de South Extension, Moth ki Masjid (‘la mosquée des lentilles’), tire son nom d’une légende selon laquelle un homme pauvre ou peut-être même le souverain, Sikandar Lodi, aurait trouvé des graines de lentille (moth) qu’il aurait semées. Il aurait gagné suffisamment d’argent avec la récolte pour construire cette mosquée.

Une légende sur une célèbre colonne en fer de l’époque Gupta (IVe-Ve siècle), à proximité du Qutub Minar, s’est attachée au site : les vœux seraient exaucés si l’on s’y adosse et si l’on arrive à joindre les mains. Au XIXe siècle, on dit même que les seuls qui arrivent à joindre les mains sont les enfants légitimes de leurs parents !

Comment un site peut-il changer au cours du temps et comment sa signification évolue-t-elle ?

Au XIVe siècle, Firuz Shah Tughluq fait construire sa capitale à Firuzabad, une des cités de Delhi sur le bord de la Yamuna. Grand bâtisseur, il se consacre dans la 7ème année de son règne, en 1357, à un projet extraordinaire. À son retour du Sindh, il entend parler de deux grandes colonnes de pierre situées à une certaine distance de Firuzabad et mène une expédition vers ces régions. Une de ces colonnes se trouve à Topra (aujourd’hui en Haryana), et l’autre dans la ville de Meerut (Uttar Pradesh). Il décide de les faire transporter jusqu’à Delhi car elles revêtent une importance symbolique et sont le témoignage d’un passé brillant que le souverain souhaite s’approprier. Un ouvrage contemporain dont un exemplaire se trouve à Patna dans le Bihar, le Sirat-i-Firozshahi, contient douze miniatures racontant le transfert des colonnes, un exploit pour l’époque car le poids de la colonne de Topra est estimé à trente tonnes. Elles sont installées horizontalement sur un chariot suffisamment solide pour les transporter jusqu’au bord de la Yamuna où elles sont embarquées sur plusieurs bateaux jusqu’à leur destination finale.

La colonne de Topra est placée à Firuzabad, à côté de la mosquée Jami Masjid. Elle est dressée sur un socle pyramidal de trois étages qui encastre sa base. Deux inscriptions principales sont visibles : l’une, en haut de la colonne, en prakrit (écriture brahmi), langue utilisée pour les édits de l’empereur Ashoka (r. – 268 à – 231) converti au bouddhisme ; l’autre, en bas de la colonne, en sanskrit dans le script devnagari, date du XIe-XIIe siècle. Firuz Shah fait venir des lettrés brahmanes pour les déchiffrer. Ils peuvent lire une inscription des deux, qui raconte les campagnes d’un roi hindou rajpoute de la dynastie Chauhana. Mais ils n’arrivent pas à lire le script brahmi, déchiffré seulement en 1837 par un Anglais. Or selon ces brahmanes, les colonnes auraient appartenu à Bhim, le plus fort des frères Pandava, qui s’en servait comme bâton pour regrouper ses troupeaux, et ils ajoutent, pour plaire au souverain, qu’il est inscrit que ces colonnes vont rester à leur emplacement jusqu’au moment où un souverain musulman, nommé Firuz Shah, viendra pour les enlever et les installer dans sa capitale. Au cours des siècles, les colonnes sont admirées, à l’époque moghole, puis coloniale par les représentants du commerce anglais. On dit que Tamerlan, après avoir conquis Delhi en 1398 a déclaré n’en avoir vu nulle part de semblables.

Comment ces colonnes sont-elles perçues aujourd’hui ?

Pour la population de Delhi, la colonne érigée à Firuzabad, connue aujourd’hui sous le nom de Lat (colonne), a changé d’identité. Les gens qui se rendent sur le site peuvent y lire des notices explicatives en anglais et en hindi. Mais très peu de visiteurs en connaissent l’histoire, et nombre d’entre eux se fient volontiers à la légende selon laquelle le site serait habité par d’innombrables djinns. Les visiteurs adressent des prières à celui qu’ils pensent être le maître des djinns, Lat Wale Baba, qui habiterait dans la colonne. D’où vient cette croyance ? Quand Indira Gandhi a déclaré l’état d’urgence en 1975, le gouvernement a fait démolir dans Old Delhi, non loin de la colonne, un certain nombre de bidonvilles habités par des musulmans. Un fakir nommé Laddu Shah est venu s’installer dans ces ruines. Les musulmans, comme les hindous, ont commencé à fréquenter ce site et y apporter des messages, en hindi ou en urdu, qu’ils collent au mur et qui sont adressés au maître des djinns pour qu’il exauce leurs vœux. Des puja – rites religieux avec des fleurs, des lampes, de l’encens – y sont pratiquées. Des pièces de monnaie sont collées au mur en guise d’offrandes. Certains apportent du sucre pour nourrir les fourmis, geste pieux en reconnaissance de ce que l’endroit leur a apporté. Le site est peu fréquenté en semaine, mais dès le jeudi soir une foule de gens s’y rendent, munis de leurs offrandes. On organise alors une distribution de nourriture « bénie » gratuite. Certains viennent avec des sacs en plastique et demandent à ceux qui distribuent de mettre du riz dans leur sac. Rituel sans doute très inspiré de ce qui se passe à Ajmer, haut lieu de pèlerinage pour les musulmans. Nous constatons que musulmans et hindous s’adressent à une colonne bouddhiste (dépourvue aujourd’hui d’identité religieuse) avec la conviction que leurs vœux seront exaucés par le maître de la ‘Lat’. L’identité de cette colonne n’a jamais été définitive : cela montre que la façon dont les habitants de la ville considèrent leur patrimoine évolue en fonction de l’époque, du contexte et de la situation politique.

Conflits d’intérêt dans une ville en plein développement

Ville en expansion, Delhi aspire au statut de ville-monde. Comment une ville au passé si riche, une métropole de dynastie comme on l’appelait, s’adapte-t-elle au nouveau contexte politique, social et économique ? Que fait-on du patrimoine ? Cette question s’est déjà posée en 1911 quand les Anglais ont décidé de construire New Delhi pour y installer leur capitale.

On a eu recours au maulvi, Zafar Hasan, qui a dressé la liste les monuments musulmans et hindous : la Zafar Hasan List recense plus de 1 300 monuments que Zafar Hasan a divisé en trois catégories selon leur intérêt historique, archéologique et leur emplacement. Pour un tiers de ces monuments la restauration est estimée indispensable en raison de leur importance historique due à leur valeur archéologique. Une deuxième liste concerne des monuments moins importants, mais qui peuvent être protégés avec un investissement moindre. Enfin, les monuments en très mauvais état, sans grande importance historique, ne méritent pas d’être restaurés.

Malheureusement un siècle après, on constate que certains monuments de la première catégorie ont disparu, alors que des monuments de la troisième catégorie sont toujours visibles et entretenus.

Dès le XIXe siècle, le problème du logement a favorisé l’occupation illégale de bâtiments dans les sites historiques. Une photo de 1885 montre que dans les jardins Lodi, qui abritent des monuments de l’époque Sayyid et Lodi (XVe-XVIe siècle), il y avait de modestes maisons en paille entre les édifices. Au moment de l’indépendance, en 1947, des lieux historiques ont été utilisés pour accueillir les réfugiés : les musulmans, qui partaient vers le Pakistan, ont été logés dans Purana Kila, ‘le Vieux Fort’ (XVIe siècle), et les hindous qui venaient du futur Pakistan ont été hébergés au mausolée de Humayun. La présence d’habitants a naturellement abîmé ces sites.

À Tughluqabad, au sud de la ville où peu de gens se rendent, se trouve une forteresse imposante construite au début du XIVe siècle par le premier souverain Tughluq. On y voit des maisons, jadis simples huttes en paille où vivaient des réfugiés, squattées ou reconstruites depuis quelques décennies.

Ce conflit entre logements privés et monuments publics s’exprime dans l’édifice appelé Lal Mahal, le Palais Rouge, qui se trouve dans le quartier de Nizamuddin, où aurait séjourné le voyageur marocain Ibn Battuta dans les années 1330. À droite de cet ensemble, on a le projet de construire un centre commercial.

Non loin du Qutub Minar, on peut voir le lieu du martyr de Banda Bahadur. Ce chef sikh hostile aux successeurs des Grands Moghols, notamment le souverain Farukhsiyar, a été capturé et mis à mort à cet endroit même. En face de l’emplacement se trouve un temple sikh où l’on voit parfois un ‘Presswala’ repasser des vêtements !

La Begumpuri Masjid (XIVe siècle), la plus grande mosquée de Delhi après la Jamid Masjid, se trouve à Begampur, un de ces villages historiques de Delhi, en plein centre ville. Elle est à proximité du Hazar Sutun (‘mille colonnes’), siège du pouvoir sous Mohammed Tughluq au XIVe siècle. Les habitants, miséreux il y a une trentaine d’années, se sont enrichis et investissent dans des immeubles à plusieurs étages qui obstruent la vue. Ces nouvelles constructions modifient la disposition spatiale de l’endroit et empêchent le visiteur d’apprécier le lien important qui a présidé à la construction du site, entre la mosquée, siège du pouvoir spirituel, et le palais, siège du pouvoir temporel.

À la périphérie de la ville, il est difficile de distinguer les nouvelles maisons des monuments anciens, alors que les quartiers centraux sont mieux contrôlés par les autorités.

Cette pratique du squat se poursuit et met en péril les sites. Selon l’Archaeological Survey of India (enquête de 2010), plus de 300 sites protégés de Delhi ont été partiellement occupés ou même détruits par des squatteurs, 80 % de ces sites se trouvant à South Delhi.

Le Malcha Mahal (XIVe), l’un des pavillons de chasse de Firuz Shah Tughluq, a été squatté en 1985 par une famille qui prétend descendre de la famille royale d’Awadh.

Une chaussée du XIVe siècle, qui reliait la forteresse de Tughlaktabad et le mausolée de son bâtisseur, a été partiellement démolie pour faire une route, et le lac qui s’étendait à gauche et à droite de la chaussée a disparu.

À Mehrauli, dans le sud de la ville, non loin du Qutub Minar, un puits à niveaux, bavli, a été transformé en dépotoir. ‘Le réservoir de Shams’, appelé aujourd’hui le Shamsi Talav, jadis un des principaux réservoirs de Delhi, a subi l’épreuve du temps. Construit au XIIIe siècle par l’empereur musulman Shamsuddin Iltutmish (1210-1236), il répondait à une pénurie d’eau persistante qui a contraint les futures agglomérations de Delhi à se rapprocher de la Yamuna. Les chroniques de l’époque rapportent un rêve de l’empereur, où Ali, gendre du Prophète, lui aurait dit de construire un bassin pour les habitants de sa capitale. Le souverain rend alors visite à un maître soufi, Qutubbudin Bakhtiyar Kaki, deuxième grand maître de la confrérie de la Chishtiya, qui lui propose d’aller voir l’endroit désigné par Ali ; ils y trouvent une empreinte du sabot du cheval de Ali près de laquelle un peu d’eau jaillit : c’est là qu’il faut bâtir le réservoir. Depuis, on a construit au milieu de cet immense réservoir un pavillon, à l’endroit même où l’on avait constaté l’empreinte du sabot, et non loin le sanctuaire du maître soufi. D’autres bâtiments ont été érigés, notamment une mosquée, Jahaz Mahal, probablement de l’époque Lodi, ainsi que la tombe (début XVIIIe) d’un grand savant, Sayyid Abdul Haqq Dihlawi, qui a écrit une histoire de saints personnages. On y a canalisé l’eau du bassin vers le fort de Tughluqabad, plus à l’est. Le dernier empereur moghol, Bahadur Shah Zafar y a construit une cascade : autant d’ajouts à ce site qui, selon Sayyid Hamad Khan, a été un grand lieu de rassemblement convivial jusqu’au XIXe siècle. Les sources de l’époque évoquent ce lac comme « une rivière d’eau douce ».

Il est tragique de constater son état aujourd’hui. Le pavillon du XIIIe siècle, construit par Alauddin Khalaji, qui se trouvait au centre du réservoir se retrouve à une des extrémités, au sud. Là où se rassemblait l’eau de pluie que l’on venait boire, stagne un égout. Voilà une nouvelle disparition d’un témoin muet de l’histoire de Delhi.

En 2010, lors des jeux du Commonwealth, des fonds considérables ont été alloués à la restauration de monuments comme celle de la forteresse d’Adilabad construite par Muhammad ibn Tughluq (XIVe). Mais la restauration n’est pas toujours heureuse : on a construit une chaussée surélevée sur un pont de l’époque de Jahangir qui met en péril ce pont.

Delhi change, se transforme, se modernise. Elle s’est dotée d’un réseau de métro qui rend accessibles un certain nombre de lieux touristiques, mais qui passe aussi par des endroits protégés, tel le Qutub Minar, classé patrimoine mondial de l’humanité. La présence de ce monument a contraint les responsables à modifier l’itinéraire du métro. Malheureusement, cette protection est un mythe : le métro entreprend sa troisième phase d’expansion et une ligne passera dans Old Delhi où les lieux sont difficiles d’accès en voiture. Pourra-t-on construire une ligne de métro tout en assurant la survie du Fort Rouge et de la Grande Mosquée ?

Enjeux politiques du patrimoine

Comment le patrimoine est-il devenu la proie du communautarisme ?

Les relations entre hindous et musulmans ont changé depuis la partition. La montée du fondamentalisme incite chacune de ces communautés à voir dans les sites historiques de Delhi autant de symboles d’identités religieuses liées à des temps glorieux. Pour les musulmans, mosquées et mausolées témoignent du passé de la ville. En revanche, l’héritage hindou de Delhi est limité : le seul site hindou important de l’époque pré-islamique se trouve au sud de Delhi. Il s’agit d’un bassin d’eau de l’époque rajpoute (Xe siècle), appelé Suraj Kund, où se pratiquait un culte solaire. Citons aussi ce qui reste des remparts de Lal Kot, forteresse construite par les Rajpoutes. Sinon les monuments hindous de Delhi datent de l’époque moghole tardive, comme le Hanuman Mandir, près de Connaught Place, construit par Jai Singh, fondateur de la ville de Jaipur et de l’observatoire de Delhi, le Jantar Mantar (XVIIIe).

Les hindous orthodoxes tentent de présenter comme anciens des temples relativement récents. Ainsi le temple de Yogmaya (fin XIXe), situé à Mehrauli non loin du Qutub Minar, daterait de l’époque du Mahabharata : les frères Pandava y seraient venus prier la déesse Yogmaya pour obtenir son soutien dans leur bataille contre les Kaurava, car on associe Delhi à Indrapastha, la capitale légendaire des frères Pandava. Si bien que l’on a agrandi ce temple de manière spectaculaire.

Depuis plusieurs décennies, de nouveaux temples apparaissent régulièrement. C’est la meilleure façon d’occuper des terrains : à Shahjahanabad, sur les remparts de la vieille ville, on a construit un temple de Shiva, mais aussi un temple dédié à Durga. Le même phénomène se produit pour les monuments anciens : on tente de faire resurgir des vestiges hindous de monuments musulmans, comme le Qutub Minar, le monument le plus connu de Delhi : selon une légende du XIXe siècle, le Qutub Minar aurait été construit par un roi rajpoute qui souhaitait que sa fille contemple la Yamuna au lever du soleil, un rituel considéré comme auspicieux car, selon la mythologie hindoue, cette rivière est la fille du Soleil.

Symboles de la montée en puissance de l’orthodoxie hindoue

A Nizamuddin, une tombe de l’époque moghole a été transformée en temple hindou, et dans le quartier de Chiragh Dilli, le temple de Radhakrishna s’est édifié sur un monument moghol. Quand le BJP (parti hindouiste de droite) arrive au pouvoir en 1993, il valorise le passé hindou de Delhi. Dans un parc créé à la jonction des murs d’enceinte de Jahanpanah et de l’ancienne cité de Delhi construite par Mohammed Tughluq (XIVe), le gouvernement a fait installer à l’entrée principale une statue de Prithviraj Chauhan, figure héroïque des hindous. On prétend même que la capitale de la dynastie rajpoute des Chauhan se trouvait là alors qu’elle était en fait à Ajmer, à quatre cents kilomètres de Delhi. Notons que Prithvi est aussi le nom d’un missile nucléaire indien.

Sur un mur de l’une des mosquées les plus importantes de l’Inde, Qubbat al Islam, une statue taillée dans la pierre est censée représenter le dieu hindou Ganesh. On l’a récupérée dans les ruines de temples, hindous et jains, dont les matériaux ont servi à construire cette mosquée. À plusieurs reprises, des militants hindous ont tenté d’enlever cette pierre sacrée qui est placée à côté d’une canalisation d’eau. Ils disent que la présence de cette canalisation qu’ils considèrent comme un égout est une insulte au dieu qui est régulièrement honoré par des offrandes rituelles.

Du côté musulman, le ‘porte-parole’ de la communauté musulmane de Delhi, le Shahi Imam de la Jama Masjid, voudrait que les mosquées historiques de Delhi, contrôlées par l’ASI et donc séculières, soient rendues à la communauté musulmane afin que les fidèles puissent y faire leurs prières. Une mosquée de l’époque Lodi (située à Hauz Khas, quartier huppé de Delhi), qui n’est plus affectée à l’exercice du culte car elle appartient à l’État, attire pourtant des musulmans en masse le vendredi après-midi. Comme on les empêche d’accéder à la mosquée, ils font leurs prières dans la rue, bloquant ainsi la circulation.

Quel avenir pour le patrimoine de Delhi ?

Deux organisations non gouvernementales importantes pour la gestion du patrimoine de la ville ont été créées en 1984 : l’INTACH (Indian National Trust for Art and Cultural Heritage) et la Conservation Society of Delhi. Elles sont souvent en désaccord malgré leur but commun : assurer la protection des monuments de Delhi. L’INTACH organise des promenades, heritage walks, des conférences, des séminaires, et envisage de faire inscrire Delhi sur la liste des villes classées au patrimoine mondial par l’UNESCO. On reproche à l’organisation de ne s’adresser qu’à la classe éduquée de la société : les heritage walks sont guidées en anglais si bien que les classes sociales défavorisées, qu’il faudrait sensibiliser à l’importance de la sauvegarde du patrimoine, ne peuvent en profiter. Comment rendre ces monuments plus attractifs pour les habitants de Delhi ?

Une des plus belles réalisations de ces organisations est le parc archéologique de Mehrauli, dans le sud de Delhi, situé à proximité du Qutub Minar, dans lequel se trouvent des monuments historiques : les tombes de Ghiyasuddin Balban (un grand souverain du Sultanat qui a régné de 1267 à 1287) et d’un poète soufi (m. 1535), un des plus beaux bavli de Delhi de l’époque Lodi et une ‘folie’, Metcalf’s Folly, construite par un Anglais. Malheureusement, ce parc est encore très peu fréquenté.

En 1996, le Ministère de la Culture a créé le Natural Culture Fund (NCF) chargé d’attirer des investissements privés et publics pour la sauvegarde du patrimoine. L’action de ce Fonds a été souvent mise en échec par des désaccords sur la coordination des travaux de restauration. En revanche la restauration du mausolée d’Humayun, avec le soutien de la chaîne d’hôtellerie, Oberoi Group of Hotels, est une réussite grâce à l’alliance d’une bonne volonté et d’une bonne organisation. Aujourd’hui, les jardins y sont mieux entretenus et on peut visiter un caravansérail du XVIIe siècle, qui était tombé en ruine, ainsi que d’autres monuments datant de la période moghole.

L’acte : Ancient Monuments and Archaeological Sites and Remains Act (AMASR), qui date de 1958, a été modifié par une loi prévoyant la création du National Monuments Authority (NMA), un organisme constitué de dix membres dont des spécialistes chargés de la gestion du patrimoine historique et notamment de la règlementation de l’espace : zones de protection autour des monuments, autorisations de construction ou de rénovation…

La volonté est là, mais quelles en sont les limites dans le contexte indien ?

(recueil de notes par Françoise Vernes)