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Les relations entre Iran safavide et Inde moghole du XVIe au XVIIIe siècle

Corinne Lefèvre
Inde moghole et Iran safavide
5 mars 2012, Centre André Malraux

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La miniature illustrant l’annonce de la conférence de Corinne Lefèvre nous montre deux souverains contemporains : Shah Abbas, qui régna de 1587 à 1629 en Iran safavide, et Jahangir, qui régna de 1605 à 1627 en Inde moghole. Par son auteur, ses inscriptions et son sujet, cette œuvre atteste de l’importance du modèle persan dans la construction de l’empire moghol tant au niveau culturel que politique.

L’auteur de la peinture, Nadir-uz-zaman « La merveille de l’époque », est le fils d’un des très nombreux artistes iraniens (son père Aqa Riza était né en Iran vers 1560) qui, à partir du milieu du XVIe siècle, affluent en nombre croissant dans l’empire moghol, générant ainsi la création de l’atelier impérial de peinture moghole. Comme son père, il tente sa chance en Inde au service du prince Salim, le futur empereur Jahangir pour lequel il continuera à travailler jusqu’à la fin de sa vie.

Les inscriptions en caractère arabo-persan qui ornent la peinture montrent que le persan devient à cette époque la langue de culture de l’empire moghol. À l’origine les Moghols, qui viennent de l’actuel Ouzbékistan, parlent le chaghatay (le turc oriental) et non le persan. C’est d’ailleurs en turc que le fondateur de la dynastie, Babur, écrit ses mémoires, le Babur namah.

Le sujet de la peinture montre deux souverains qui se partagent le monde temporel (ils se tiennent sur le globe terrestre) et le monde spirituel représenté par l’immense et double nimbe solaire et lunaire encadrant la figure des deux empereurs qui se donnent l’accolade. Depuis le fondateur de la dynastie safavide, Shah Ismail (porté au pouvoir par des tribus turkmènes du sud-ouest de la mer Caspienne), et l’avènement de Babur, pour la dynastie Moghole, les Moghols entretiennent des rapports étroits et suivis avec leur voisin iranien, bien plus qu’avec les Ottomans. Mais face à cette coexistence harmonieuse, Jahangir semble écraser de sa masse imposante le frêle Shah Abbas. Le Moghol est monté sur un lion alors que le Safavide se tient sur un agneau qui semble repoussé vers l’ouest du globe. Cette association du lion et de l’agneau fait référence à l’assemblée pacifique des animaux sous le règne de Salomon, auquel les empereurs moghols aiment bien s’associer.

Cette peinture révèle ainsi la rivalité entre ces deux empires et, ce faisant, signe la fin du complexe d’infériorité des Moghols vis à vis des Safavides d’Iran.

L’origine de la rivalité entre ces deux empires

Elle commence dès le début de la dynastie safavide, vers les années 1510, quand Shah Ismaël devient le premier pir soufi de l’ordre safavide à assurer conjointement la fonction royale. Ses disciples « les têtes rouges (qizilbash) » (rappelant la couleur rouge de la coiffe qu’ils portent) vont s’imposer comme la colonne vertébrale du nouveau royaume et monopoliser les positions les plus importantes à la cour, en province et dans l’armée. À la même époque, Babur, petit-fils de Tamerlan, n’est encore qu’un prince à la tête d’une petite principauté du Ferghana, à la recherche d’un royaume. Il a réussi à s’emparer de la prestigieuse ville de Samarkand, fondée par son aïeul Tamerlan, mais il en est chassé par les Ouzbeks. Babur demande à Shah Ismail de l’aider à reprendre Samakand. Après une reconquête de courte durée, il doit se replier sur Kaboul d’où il partira conquérir l’Inde.
En 1544, à l’instar de son père Babur, Humayun demande l’aide de Shah Tahmasp, fils de Shah Ismail, pour récupérer son royaume indien dont il a été chassé par la dynastie afghane des Sur.

Ces deux épisodes fondateurs ont un impact déterminant sur la construction idéologique de l’empire moghol :

Les Moghols deviennent les débiteurs des Safavides qui le leur rappellent régulièrement. Shah Abbas II, au milieu du XVIIe, décide d’orner son palais « aux quarante colonnes » d’Ispahan d’une peinture où figure Humayun, les mains tournées vers le ciel en signe de supplication pour obtenir l’aide de Shah Tahmasp. À l’inverse, quand le dernier shah safavide voit son pouvoir menacé par les Afghans qui se sont emparés de la forteresse de Kandahar en 1709, il demande l’aide des Moghols, leur rappelant combien leurs ancêtres les ont aidés, mais sans l’obtenir.

Les empereurs moghols veulent s’extraire de cette position de subordination et comprennent qu’il faut emprunter à leurs rivaux safavides la formule de leur succès qui est de doter l’empire d’une dimension sacrée.

On a dit que les Moghols, de confession sunnite, avaient été contraints de se convertir au shiisme pour obtenir l’aide des Safavides. En réalité, c’est le soufisme teinté de millénarisme de Shah Ismail que Babur emprunte : il entre dans le cercle des disciples du shah et adopte le symbole de la confrérie safavide, la Taj-i haidari, la couronne, ou couvre-chef porté par les disciples du shah. Expérience humiliante pour un souverain obligé de devenir le disciple d’un autre souverain, mais initiatique car elle va lui révéler l’efficacité d’une allégeance qui s’inscrit dans un rapport de maître à disciple et de sujet à souverain.

Quand son fils, Humayun, trouve refuge à la cour safavide dont il espère l’aide pour récupérer son royaume, on lui signifie qu’il n’obtiendra aucun soutien tant qu’il n’aura pas ceint la couronne safavide. Il élabore pour lui-même et ses disciples un couvre-chef qui s’inspire de la Taj safavide. Par cette soumission spirituelle et temporelle aux Safavides, il porte un nouveau coup à la souveraineté moghole.

La donne change à partir du règne d’Akbar, fils d’Humayun

Dans les années 1570, les conquêtes du Gujarat à l’ouest, du Bengale à l’est, mais aussi du nord du Deccan, vont transformer ce qui n’était que le petit royaume de l’Hindustan en véritable empire.

Un appareil bureaucratique se met en place, notamment à grand renfort d’immigrés iraniens, à la suite d’un premier contingent important qui avait rallié l’Inde en compagnie d’Humayun à son retour d’Iran. Ces immigrés jouent un rôle crucial dans la construction d’une administration qui devient une puissance culturelle du monde persanophone.

Après les tentatives avortées de Babur et d’Humayun, Akbar réussit à doter la royauté moghole d’une dimension sacrée. Selon le modèle imposé par Shah Ismail, il crée son propre ordre soufi (L’unicité divine) en recrutant des disciples parmi les membres de l’élite. Il s’impose, non sans opposition, comme la plus haute autorité religieuse de l’empire.

Sous le règne d’Akbar, la rivalité territoriale entre les puissances safavide et moghole se cristallise autour du contrôle de la région de Kandahar, située sur un axe stratégique qui relie l’Inde à l’Iran. Sa possession assure la sécurité de Kaboul pour les Moghols, et du Khorassan, à l’ouest de Kandahar, pour les Safavides. La forteresse change de main dix-sept fois par voie militaire, par la subornation du gouverneur de la forteresse et par la voie diplomatique ; ainsi, sous le règne de Jahangir, Shah Abbas multiplie les ambassades à la cour moghole pour couvrir l’empereur de présents. Jahangir ne dépêche qu’une seule ambassade, entre 1613 et 1620, mais dont la munificence établit la supériorité de l’empereur. Cette mission diplomatique restera pour la postérité un événement mémorable illustré tant par les ateliers moghols que safavides. Cela montre l’intensité des échanges artistiques entre les deux cours mais aussi l’épanouissement des peintres moghols qui ne s’abreuvent plus à la source safavide.

Rivalité des discours impériaux à l’époque de Shah Abbas et de Jahangir

Shah Abbas et Jahangir, qui aimaient s’appeler frères, furent de tous les souverains ceux qui ont entretenu les relations les plus étroites, les plus complexes et les mieux documentées : elles nous permettent d’examiner la façon dont leur rivalité influence les formulations idéologiques et les choix politiques élaborés dans chacun des deux royaumes.

La perspective safavide
À l’époque de Shah Abbas, les Safavides réduisent leur rôle de maîtres spirituels pour promouvoir le shiisme comme religion d’état et en faire le nouveau pilier légitimant la dynastie. On réécrit l’histoire des origines de la dynastie safavide en multipliant les références à Tamerlan ou Timur. Les chroniqueurs de l’époque rapportent le récit de la rencontre fictive entre Tamerlan et un Sheikh safavide au début du XVe, lorsque Tamerlan revient d’une campagne en Anatolie. Tamerlan serait devenu le disciple de ce maître et lui aurait cédé en biens inaliénables, waqf, toute la région d’Ardabil qui est le cœur religieux du royaume safavide (tous les shahs de la dynastie safavide sont enterrés dans ce sanctuaire). Ce document, aujourd’hui tenu pour faux (il tomba opportunément entre les mains des Safavides au début du XVIIe), est authentifié par l’historien officiel de Shah Abbas. Cette légende renforce l’autorité spirituelle de la dynastie safavide, plaçant Tamerlan parmi ses disciples, mais elle consolide aussi sa légitimité temporelle par une sorte de mandat timuride.

Pourquoi les références à Tamerlan dans le discours de Shah Abbas ?

Une volonté de centralisation
À partir de la fin du XVIe, le royaume safavide évolue vers un puissant mouvement de centralisation au détriment des qizilbashs, ces Turkmènes qui constituaient le noyau premier des disciples du shah.

Vers une sécularisation du pouvoir
Au lieu de se présenter comme une incarnation divine détentrice du pouvoir spirituel, Shah Abbas va revêtir le rôle de protecteur et propagateur du chiisme, et transfère ainsi l’autorité spirituelle aux Oulamas chiites.
Et pour consolider le pouvoir temporel de la dynastie, Shah Abbas s’efforce de lui donner une coloration impériale : il associe le pouvoir safavide à l’illustre figure de Tamerlan, grand conquérant du monde musulman. Lier Safavides et Tamerlan augmente le prestige de la dynastie en lui donnant une dimension universelle, ce qui renforce sa légitimité face à ses rivaux musulmans, en particulier les Moghols.

La légitimité du pouvoir safavide et la rivalité avec les Moghols
En 1603, Shah Abbas envoie une lettre à Salim, le futur empereur moghol Jahangir, qui évoque le waqf déjà cité, le document de dotation établi par Tamerlan au bénéfice du Sheikh safavide (avec une copie du document) ; il y souligne l’étroitesse des relations qui unissaient les Timurides et les Safavides depuis l’époque de Timur jusqu’à Humayun et Shah Tahmasp.

Considérons aussi l’utilisation faite par Shah Abbas des objets qui se rattachaient à Tamerlan ou à ses descendants. Ces objets avaient une telle importance aux yeux des Safavides qu’ils étaient conservés à Ardabil dans le sanctuaire dynastique safavide (cédé par Tamerlan selon la légende), renforçant ainsi les liens entre Safavides et la prestigieuse figure de Tamerlan. Les Moghols étaient aussi d’avides collectionneurs de ces memorabilia timurides. Shah Abbas va alimenter le trésor dynastique de Jahangir en lui offrant notamment un spinelle gravé du nom d’Ulug beg, petit-fils de Tamerlan. Le Moghol le reçoit avec joie et fait ajouter son nom et celui d’Akbar à celui d’Ulug Beg.

Pourquoi la générosité de Shah Abbas envers Jahangir ?

Un appât politique : amadouer le Moghol sur la question de Kandahar.
Un renforcement de légitimité : Shah Abbas affirme ainsi être détenteur d’une part de l’héritage timuride (rappelons que Babur, le premier empereur de la dynastie moghole,  était le descendant de Tamerlan à la cinquième génération).

Cet épisode témoigne de la remarquable habilité politique du shah, qualité que Jahangir appréciait à sa juste valeur.

La perspective moghole
Depuis l’époque de Babur, la rivalité avec les Safavides façonne les formulations idéologiques de l’empire moghol. Rappelons les conditions dramatiques dans lesquelles les premiers Moghols avaient eu l’occasion de se familiariser avec la royauté sacrée incarnée par Shah Ismail, puis les efforts déployés par Humayun et par Akbar pour doter le Padshah moghol d’une aura de sainteté qui n’aurait rien à envier au charisme des Safavides. Cette politique est menée à bien et la mort d’Akbar (1605) va marquer en un sens la fin de ce processus de rattrapage de légitimité qui avait été enclenché par la subordination de Babur à Shah Ismail.

La fin du complexe d’infériorité des Moghols vis-à-vis des Safavides
Cette transformation a lieu sous le règne du fils d’Akbar. Jahangir est le premier souverain moghol à hériter d’un système de royauté sacrée (il est chef politique et maître spirituel), alors que les souverains iraniens deviennent des gardiens de l’imâmisme du chiisme duodécimain. Cette évolution contrastée en Iran et en Inde explique l’inflexion du discours moghol sur les Safavides qui commence à se faire sentir à l’époque de Jahangir. Les chroniques du règne de Jahangir montrent l’évolution de la relation avec les Safavides par les critiques dont le chiisme est l’objet et la condamnation voilée de l’intolérance religieuse safavide à laquelle sont opposés le pluralisme et l’ouverture des Moghols en la matière. Le tournant imâmite chiite des Safavides donne à Jahangir l’occasion de disqualifier les Safavides et de tourner en ridicule les anciennes prétentions à la royauté sacrée des Safavides. Le récit des Majalis-i Jahangiri (Les assemblées de Jahangir) raconte les séances nocturnes qui avaient lieu à la cour moghole pendant les premières années du règne. Lors d’une séance, la conversation tombe sur la Taj, la couronne safavide, dont on nous dit que le dernier modèle arboré par Shah Abbas était très en vogue chez les Oulamas d’Asie centrale connus pour la ferveur de leur sunnisme, car ils l’appréciaient pour se curer les dents !
Même si Shah Abbas s’est distancié du soufisme millénariste qui a porté ses ancêtres au pouvoir, il ne s’est pas complètement dépouillé de ses attributs de maître spirituel. Jahangir les considère comme des reliques des temps anciens rendus obsolètes par l’avènement du nouvel ordre moghol.

Renversement du rapport de force spirituel entre Safavides et Moghols
La peinture montrant Jahangir embrassant Shah Abbas nous dit par quelques mots persans que cette œuvre est la traduction visuelle d’un rêve de l’empereur au cours duquel « notre shah est venu à nous et nous a ainsi rendu heureux ». Par la puissance de son rêve, Jahangir a fait de Shah Abbas son disciple.
Même si les références à Shah Abbas ne sont pas très favorables, elles sont bien loin de résumer l’attitude complexe de Jahangir à l’égard de celui qu’il aimait appeler son frère, sans jamais manquer de rappeler que c’était lui, Jahangir, le grand, et Shah Abbas, le petit.

Fascination de Jahangir pour Shah Abbas

  • D’après les sources littéraires mogholes
    Le Majalis-i Jahangiri montre que Shah Abbas est le seul souverain safavide à sortir de l’ombre à la cour moghole : les lettres du shah à Jahangir sont retranscrites ainsi que les réactions qu’elles suscitent à la cour moghole. Jahangir engage une sorte de dialogue public avec Shah Abbas. Une missive du shah, en 1611, exprime en vers l’amitié entre les deux monarques : « Je suis assis auprès de ton image et mon cœur est en paix, c’est une union qui n’est pas suivie par le chagrin de la séparation. » Jahangir veut exceller dans sa réponse au shah et convoque les meilleurs poètes iraniens de sa cour. Finalement ce sont les vers d’un musulman Indien originaire de Kalpi qui vont trouver grâce aux yeux de Jahangir : « En mon cœur, je suis uni à toi, nuit et jour, c’est une union qui ignore la souffrance et le chagrin de la séparation ». Cet épisode témoigne du double sentiment de fascination et de rivalité éprouvé par Jahangir à l’égard du shah.
  • D’après l’œuvre picturale des ateliers moghols
    La place privilégiée occupée par le Safavide dans l’imaginaire politique de Jahangir est également visible dans les peintures qu’il commandite. Avant son départ à la cour persane, Bishan Das réalise des portraits du shah d’après des originaux safavides envoyés en cadeau à la cour moghole. On est loin du portrait conventionnel : le shah au sourire captivant et énigmatique est dépeint de manière réaliste avec ses imperfections physiques. Quand il revient à la cour moghole, Bishan Das exécute une autre rencontre imaginaire entre ces deux empereurs qui ne se sont jamais rencontrés ! Jahangir reste plus imposant et fastueusement paré que son voisin qui incline légèrement la tête en signe de respect devant la généalogie timuride tenue par des angelots au-dessus des deux souverains.

Cette rivalité entre deux grands pôles de l’Asie n’entrave pas la circulation des biens, des hommes et des idées en ce XVIe siècle, comme en témoigne l’installation temporaire ou définitive d’élites iraniennes en Inde moghole. Ce phénomène de grande ampleur joue un rôle considérable dans la formation de la culture et de l’État moghol.

Circulation des élites, des modèles culturels et des instruments politiques

L’émigration iranienne vers l’Inde commence bien avant la période moghole. Elle s’inscrit dans le temps long, en trois mouvements qui débutent avec la conquête musulmane de l’Hindustan.
· À partir du milieu du XIe siècle, des Turcs fortement iranisés, les Ghaznévides, s’établissent à Ghazna et à Lahore. Ils favorisent la pénétration de l’influence persane en Inde, notamment en patronnant Firdausi, l’auteur de la grande épopée iranienne, le Shah Namah.
· Entre le début du XIIIe et le milieu du XIVe siècles, les invasions mongoles de Gengis Khan et de ses descendants poussent vers l’Inde un certain nombre de musulmans, Iraniens ou Turcs. Des lettrés d’origine iranienne, les Tadjiks, vont alors jouer un rôle important dans l’administration du sultanat de Delhi, né en 1206.
· Au XVe siècle, alors que le sultanat de Delhi englobe une grande partie de l’Inde, le sultanat des Bahmanides fait sécession et s’établit au Deccan. À partir du milieu du XVe, les Iraniens vont s’imposer au premier plan de la scène politique sous les Bahmanides et les dynasties qui vont leur succéder, celle de Golconde, mais aussi celles de Bijapur, Ahmadnagar, Berar et Bidar. La place faite aux Iraniens dans les sultanats du Deccan dans le domaine politique, culturel et commercial présente d’importantes similitudes avec le rôle que ces mêmes Iraniens vont occuper dans l’empire moghol à partir des années 1600.

Les caractéristiques de l’immigration iranienne en Inde moghole
Les étapes du renforcement de la présence iranienne
L’exil forcé d’Humayun à la cour de Shah Tahmasp constitue la première étape. De nombreux Iraniens choisissent d’accompagner le Moghol dans son entreprise de reconquête de l’Hindustan. Quand Akbar monte sur le trône il hérite d’une noblesse où les Touranis (venus d’Asie centrale) sont encore prédominants ; mais au cours de son règne, les Iraniens réussissent peu à peu à occuper une bonne deuxième place sous l’effet de plusieurs facteurs :

· La décision d’Akbar de faire du persan la langue d’administration du royaume. Alors que les sultans afghans qui l’ont précédé utilisaient l’hindavi (ancêtre du hindi).
· Le recrutement d’un grand nombre d’Iraniens pour diversifier les groupes sur lesquels le pouvoir moghol s’appuie ce qui permet de réduire l’influence des Touranis dont les tendances autonomistes gênaient la centralisation imposée par l’empereur moghol.
· Le soutien à la littérature d’expression persane. On convie des lettrés iraniens à la cour qui traduisent en persan les œuvres majeures du patrimoine culturel hindou comme le Ramayana ou le Mahabharata. Akbar crée la fonction de « Prince des poètes », une institution qui se perpétue jusqu’à l’époque de Shah Jahan et dont presque tous les lauréats sont d’origine iranienne.

La montée d’une élite moghole persanophone est aussi favorisée par les émirs au service des Moghols qui s’entourent d’une intelligentsia persane.
Mais c’est véritablement sous le règne de Jahangir que les Iraniens deviennent prédominants dans l’appareil d’Etat. Cette montée en puissance est symbolisée par l’ascension fulgurante de la femme favorite de Jahangir, Nur Jahan « la lumière du monde », elle-même iranienne. Cette dynamique de prédominance iranienne va se poursuivre tout au long du XVIIe siècle, malgré la concurrence d’autres groupes en quête de patronage.

Pourquoi l’émigration iranienne vers l’eldorado moghol ?
L’intolérance religieuse des Safavides et le désintérêt des shah pour les arts de cour incitent les artistes à prendre la route de l’Inde moghole dont le pluralisme religieux garantit la paix.
L’étendue des possessions mogholes et l’importance des ressources humaines et financières de l’empire offrent aux Iraniens de meilleures perspectives de carrière. Les revenus sont inférieurs chez les Safavides, et le royaume est dominé par un vaste plateau aride, faiblement peuplé (vers 1600, on compte 10 millions d’habitants contre 100 millions dans l’empire moghol).

Pourquoi les Moghols accueillent-ils volontiers les Iraniens ?
Rappelons le motif politique d’Akbar – favoriser les Iraniens pour contrebalancer l’influence des Touranis.
L’immense prestige dont la culture persane bénéficie dans le monde islamique.
La promotion du persan par Akbar tant au niveau administratif que littéraire témoigne de sa volonté de faire de l’Inde moghole un nouveau pôle de la culture persane capable d’égaler et de surpasser l’antique centre iranien. Ainsi le recrutement d’Iraniens et la promotion de la culture persane par les Moghols sont des instruments au service des prétentions hégémoniques de la dynastie moghole.

Qui émigre et quelles sont les compétences recherchées ?
Si l’on considère les Iraniens, et surtout ceux qui ont obtenu des charges importantes dans l’empire, on s’aperçoit qu’ils ont un profil bien particulier. Les Moghols recherchaient chez ces individus des compétences particulières.

La famille de Nur Jahan est un exemple de dynastie : son grand-père tadjik né à Téhéran avait occupé un poste important dans l’administration fiscale de Shah Tahmasp. Son père, le célèbre Itimad-ud-daula, choisit de s’établir en Inde où son savoir-faire en matière fiscale lui permet d’obtenir en 1611 les charges combinées de Vizir et de Vakil, responsable de l’administration jusqu’à sa mort en 1621. Il transmet ses compétences à son fils Asaf Khan, reconnu pour son expertise en matière fiscale. Il hérite de la charge de Vakil de son père, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort en 1641.

À partir du règne de Jahangir et sous ses successeurs, Shah Jahan et Aurangzeb, les postes de l’administration fiscale deviennent une chasse gardée iranienne, et c’est avec Asaf Khan que vont apparaître les preuves tangibles de l’intérêt de la famille de Nur Jahan pour le commerce international, qui faisait déjà partie des activités familiales en Iran.

Mise en œuvre d’une politique commerciale similaire à la politique mercantiliste des Safavides
L’intérêt des Moghols pour les compétences administratives et commerciales des Iraniens est attesté par l’accueil qu’ils réservent à deux personnages :

Muhammad Amin Isfahani, originaire d’Ispahan, et trente ans plus tard, Muhammad Sayyid Ardistani, mort vers 1660. Tous deux appartiennent à des clans Sayyid iraniens, descendants du prophète, qui ont coutume d’investir dans le foncier et le commerce. En cette seconde moitié du XVIIe, la diversité de leurs activités provoque l’hostilité des monarques safavides, en particulier de Shah Abbas qui choisit de s’appuyer sur d’autres groupes : les marchands arméniens qui viennent d’être obligés de s’installer à Ispahan, et les ghulam, un corps d’élite, esclaves originaires du Caucase. Il s’appuie sur ces groupes plutôt que sur les Sayyid moins malléables pour mettre en œuvre son programme de centralisation administrative et commerciale. Face à cette situation, un certain nombre de Sayyids répondent positivement aux appels des sultans de Golconde, qui depuis le milieu du XVIe encouragent fortement l’immigration iranienne. C’est précisément à Golconde que Muhammad Amin et Muhammad Sayyid choisissent de s’établir, en 1604 pour le premier et vers 1620 pour le second. Ils y deviennent des acteurs économiques et politiques de premier plan. Responsables de l’administration des finances du sultanat, ils accumulent une fortune importante grâce, surtout, à leur participation active au commerce de la mer Rouge à partir de Masulipatnam, le principal port de Golconde. Tous deux finissent par quitter Golconde pour entrer au service des Moghols qui leur offrent une très brillante carrière.

L’exemple de Muhammad Amin Isfahani témoigne des mécanismes qui ont présidé à l’émigration iranienne en Inde moghole :
En 1613, il quitte Golconde du fait de sa mésentente avec le sultan pour tenter sa chance dans le sultanat voisin de Bijapur, mais sans succès. Il se résout à retourner en Iran. Durant son séjour à la cour de Shah Abbas, selon les chroniques safavides, Muhammad Amin Isfahani offre au monarque tous les présents possibles susceptibles de lui assurer un poste élevé dans l’administration du royaume. Mais le shah accepte ses présents sans nulle intention de le prendre à son service. C’est seulement quand Muhammad va être convaincu que le Safavide lui refuserait toute participation politique qu’il va se tourner en 1618, vers la cour moghole qui lui offrira les leviers politiques que la cour safavide lui avait refusés. Il devient très haut dignitaire de l’empire jusqu’à sa mort en 1635.

Belle illustration de la relégation dont les élites iraniennes, au profil mi politique mi commercial, ont été les victimes dans leur propre pays. Cette mise à l’écart est un puissant motif de départ vers des terres plus accueillantes de l’Inde moghole dont les souverains recherchent de telles compétences.

Pour un mercantilisme à la moghole
Les compétences des Iraniens, mais aussi la connaissance de la politique mercantiliste initiée par Shah Abbas en Iran acquises par ces brillants Iraniens vont permettre aux Moghols de développer une politique commerciale similaire à celle des Safavides. À partir du premier quart du XVIIe, les membres de la famille impériale et de l’élite participent au commerce maritime international dans l’océan indien. Des bateaux impériaux transportent des textiles vers Asie du Sud-Est. À l’époque de Shah Jahan, les monopoles royaux apparaissent, comme celui sur l’exploitation de l’indigo, de la chaux ou du salpêtre.

Après ce succès, vers 1650, se clôt l’âge d’or de l’immigration iranienne.

Notes recueillies par Françoise Vernes