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Le soi existe-t-il ?

Conférence donnée par Michel Hulin, professeur honoraire de philosophie indienne et comparée à l’université Paris-Sorbonne

30 mars 2009, Centre André Malraux

Les systèmes philosophiques brahmaniques et le bouddhisme ont une très longue tradition, illustrée par de nombreux maîtres, qui a donné lieu dans l’histoire de la spiritualité à des réalisations souvent admirables et, à certains égards, bien proches les unes des autres. Pourtant, brahmanes et bouddhistes se sont affrontés pendant des siècles autour de la notion d’âtman (littéralement le Soi). Les premiers considèrent la réalité de l’âtman, principe de vie et de pensée, comme pouvant être prouvée, et comme nécessaire pour expliquer le comportement psychologique de l’homme et donner un sens à sa destinée spirituelle. Les bouddhistes prennent le contre-pied de cette position et s’accordent à reconnaître le Soi comme une pure apparence.

Pourquoi cette polémique a-t-elle eu lieu ? Quels en sont les enjeux ? Quel est l’avenir de cet antique débat qui n’est pas clos aujourd’hui ? Si l’on confronte ces doctrines aux religions issues de l’héritage biblique, les divergences constatées mettent en lumière les points communs de ces traditions orientales.

Parenté du brahmanisme et du bouddhisme face aux traditions occidentales

1On constate l’absence, dans le bouddhisme, et la relative faiblesse, dans le brahmanisme, d’une perspective théiste ou créationniste, d’où la représentation commune aux deux traditions d’un univers éternel, sans commencement ni fin. Il s’agit d’un temps cyclique dans lequel l’univers peut passer par des stades successifs de manifestation et de rétraction (ou de retrait dans l’invisible).

2- Dans ces deux traditions, on observe un pessimisme sur la possibilité de toute solution empirique, politique, sociale, médicale, etc. aux problèmes de la condition humaine. Ces traditions sont donc très éloignées de l’humanisme au sens où celui-ci s’est développé en Occident au cours des siècles.

3- Ces deux mouvements ont une attitude religieuse commune : ils s’opposent aux religions du Livre, c’est-à-dire la tradition biblique, juive, chrétienne, dans ses multiples ramifications, et la tradition islamique.

4- Ils ont en commun l’idée de la souffrance universelle en tant qu’enracinée dans le désir, la « soif » selon les bouddhistes, expression concrète, existentielle, d’une ignorance (avidyâ, mâyâ) fondamentale qui produit l’enfer trans-migratoire, le samsâra, aussi longtemps que l’ignorance n’est pas surmontée. Celle-ci s’oppose au salut, appelé nirvâna par le bouddhisme, et moksha par le brahmanisme. Pour parvenir, de part et d’autre, à ce dépassement de la condition humaine, on a mis au point des voies de salut qui combinent règles de vie, ascèse, méditation, yoga, et un certain savoir ésotérique.

5- En outre, les quatre vérités du bouddhisme sont communes à la pensée religieuse brahmanique et à la pensée bouddhique : la douleur, l’origine de la douleur, l’existence d’un plan où la douleur est surmontée, et les moyens de parvenir à ce niveau.

Si la parenté de ces traditions est évidente pour l’observateur occidental, elle est néanmoins obstinément méconnue par les intéressés.

Une polémique bimillénaire

Vers la fin du 1er millénaire, le bouddhisme s’est peu à peu effacé du paysage de l’Inde pour connaître une grande expansion en Asie du Sud et en Extrême-Orient. Pourtant la polémique n’a jamais fait autant rage qu’au premier millénaire de l’ère chrétienne, à l’époque classique où se développe la réflexion philosophique indienne, et où bouddhistes et brahmanes ont mille occasions au quotidien de se côtoyer et de s’affronter. L’origine du malentendu ne semble donc pas historique. Serait-elle structurelle ? Pour comprendre les raisons métahistoriques de ce malentendu, rappelons les thèses en présence.

Les origines de la pensée brahmanique classique

· La plus ancienne pensée upanishadique

La notion d’âtman s’est constituée sur un double registre, dualité de sources qui n’a jamais disparu.

1- L’âtman en tant que principe de vie et de pensée

On rencontre ce terme pour la première fois dans la littérature védique, plus spécialement dans les Upanishad (entre 800 et 400 avant notre ère) qui font référence à la notion d’individu, de Sujet, de « personne », que l’on appellera assez vite purusha en sanscrit. Cette personne apparaît comme structurée, habitée par un jeu d’énergies multiples appelées prâna (souffles ou énergies). On la décrit comme un champ à l’intérieur duquel des souffles (présidant aux grandes fonctions, psychologiques et physiologiques) se combinent les uns aux autres. On considère que la vie vient de la confrontation et de la coordination des souffles (prâna) appelés aussi indriya (notion qui plus tard correspondra à celle d’organe sensoriel, mais qui inclut aussi les différentes façons fondamentales pour l’homme de se comporter, la parole, etc.)

Ces premières spéculations recherchent un principe d’unité de la personne, qui permette aux souffles, multiples et spécialisés, de fonctionner en synergie, de coopérer les uns avec les autres. Un « régent interne » (antaryamin) gouverne de l’intérieur (antar) l’ensemble des souffles, comme un marionnettiste ferait agir ses personnages en tirant sur un certain nombre de fils. Il est appelé aussi mukhya prâna, le « souffle principal », notion qui anticipe l’âtman, dont la racine AT veut dire respirer. Souffle invisible, mais primordial, il est à la base du fonctionnement de tous les autres.

Au fur et à mesure des textes, on voit l’âtman prendre forme en tant que vraie personne.

Une évolution sémantique va lui faire jouer le rôle du pronom réfléchi « soi » qui deviendra l’entité « Soi ». En tant qu’uni aux fonctions structurelles et corporelles, l’âtman donne sa substance à la personne individuelle.

2- L’âtman identique au brahman

Les Upanishad (upa-ni-SAD : rapprocher, confronter) développent une autre ligne de pensée, de caractère plus mystique : le rapprochement, le parallélisme, voire l’identification du microcosme et du macrocosme. À la Renaissance également, le sujet humain, par sa structure et son fonctionnement, est l’homologue du cosmos. Ainsi l’œil est comparable au soleil, source de lumière qui éclaire les objets, tel et tel souffle est mis en parallèle avec tel et tel vent cosmique. Le grand tout extérieur fonctionnerait, à son échelle, comme le microcosme. Les Upanishad, selon des voies multiples, essaient de déchiffrer ce qui fait fonctionner l’univers, le principe de son unité, de son harmonie, de sa pérennité.

Au lieu d’être libre à la manière pré-socratique, cette recherche s’est coulée dans les cadres de la réflexion sur le sacrifice qui est au centre des Upanishad et des textes qui les ont précédés : qu’est-ce qui fonde l’efficacité du sacrifice, qu’est-ce qui, dans l’invisible, fait que des prières, des gestes, des rites soient à l’origine de paroles ? La spéculation brahmanique a fini par dégager la notion centrale de brahman pour expliquer le fonctionnement d’un univers invisible, et donner la clé supposée de l’harmonie des phénomènes cosmiques. La pensée upanishadique part de ce parallélisme pour imaginer une seule et même unité qui fait tenir la personne et l’univers : le principe de l’être ne fait qu’un avec l’origine même de l’univers. On en est venu à l’équation âtman = brahman, le célèbre tat tvam asi « Tu es Cela » de la Chandogya Upanishad.

· Les premiers siècles de notre ère

Sans doute à la faveur de la polémique naissante avec les écoles bouddhiques, la pensée brahmanique s’affirme.

On voit s’opérer un certain clivage dans les écoles de pensée. Les philosophies post-upanishadiques sont au nombre de six et divisées en trois couples : la Mîmâmsâ et le Vedânta (les deux exégèses du Veda) ; le Nyâya (la logique) et le Vaisheshika (la physique) ; le Sâmkhya (dénombrement des principes fondamentaux de l’univers) et le Yoga.

Une autre division joue un rôle important, celle des trois « philosophies séculières » tournées davantage vers l’ici-bas : la Mîmâmsâ (concernée par le rituel védique, essentiellement par rapport aux fruits auxquels il est censé conduire), le Nyâya (la logique et son application à la conduite dans le monde) et le Vaisheshika. Ces systèmes (darshana) veulent expliquer, justifier, réguler le comportement de l’homme dans le monde social. Néanmoins, ils ne sont pas étrangers à toute préoccupation spirituelle, car ils parlent de délivrance. En revanche les trois autres écoles, le couple Sâmkhya-Yoga et le Vedânta, que l’on peut considérer comme les vrais continuateurs de la pensée upanishadique dans son registre ésotérique, considèrent l’existence mondaine comme impure, asservie, malheureuse, et aspirent à fuir le monde (sannyâsa : l’abandon de tous les liens de l’existence pour ne plus rechercher qu’une forme de salut).

Il faut donc tenir compte de ce double registre de la pensée brahmanique. Les trois premières écoles entretiennent un rapport d’incompréhension et de polémique avec les écoles bouddhiques, alors que les trois autres présentent avec le bouddhisme certaines affinités, même si, oubliant leurs divergences, elles font front commun avec les trois premières quand la polémique bat son plein.

La thèse bouddhique

Si les brahmanes posent le principe d’une unité qui disciplinerait les souffles multiples pour que l’univers aussi fonctionne et qu’il ne sombre pas dans le chaos, le bouddhisme opte pour une théorie de « l’auto-organisation » du chaos. On revient alors au pluralisme de l’héritage upanishadique, à savoir l’idée de multiples souffles ou forces étayant de l’intérieur le sujet, mais sans chef d’orchestre : la pluralité, quoique conflictuelle, va s’organiser d’elle-même et déboucher sur des formes d’existence relativement stables et viables. Fidèle à l’enseignement du Bouddha, le canon bouddhique ramène toute la réalité, extérieure et intérieure, à des groupements plus ou moins stables de phénomènes élémentaires, ponctuels, « atomiques » que les plus anciens textes appellent des dharma, que ce soit dans la nature matérielle ou dans le psychisme des êtres pensants. Dans ce dernier, un fourmillement de facteurs individuels n’existant qu’un instant est en perpétuelle interaction. Ce mode d’interaction suffirait à définir la personne sans qu’il soit besoin d’y surajouter un âtman.

Sur le plan de l’individu, ces éléments sont regroupés en des ensembles ou agrégats (skandha), dont la gamme est censée épuiser toute la réalité physique, vitale, psychologique, émotionnelle de la personne, qui ne possède plus alors qu’une réalité fictive et provisoire. Chaque agrégat est plus ou moins stable. Par commodité, au niveau de l’existence sociale notamment, on considère les ensembles d’agrégats comme de vraies entités, en fermant les yeux sur leur caractère composite. Rappelons l’exemple du char composé d’éléments : roues, plateau, essieu, etc. En unissant ces éléments, on obtient une chose qui peut servir à véhiculer. Mais le char, fondamentalement, est composite.

Tout l’effort de la spiritualité bouddhique consiste à retrouver ce caractère composite du sujet. Pourquoi ? Parce que, selon elle, l’ignorance métaphysique qui conditionne la « soif », le désir,

génère la construction factice d’un moi-substance, d’une personne unitaire inspirée par le désir de permanence. Le « moi » est l’ennemi à abattre ; la croyance, l’adhésion au moi et la justification intellectuelle du moi le maintiennent en vie, dans l’existence, donc dans le samsâra, c’est-à-dire la souffrance et la non-délivrance. D’où l’effort (la 4e vérité) pour venir à bout de ce « moi », qui commence par l’effort de le dissoudre intellectuellement, de l’analyser, avant de le désarticuler existentiellement à travers toutes les pratiques yoguiques, méditatives.

3 principaux types d’arguments

· Un premier débat

Les brahmanes pensent que seul le postulat de l’âtman rend compte de l’unité intérieure réfléchie (la conscience de Soi par opposition à l’unité seulement extérieure, matérielle, physique). L’unité de la conduite individuelle va s’exprimer par la constance relative des projets et du caractère psychologique, par les phénomènes liés à la mémoire, à la reconnaissance des êtres et des situations, la continuité des choix que l’on faits à travers le temps. On en déduit l’idée de responsabilité, qui n’est pas limitée à la présente existence (notion de samsâra et de karman), mais qui est étendue à l’ensemble du trajet ouvert dans un temps qui peut se perpétuer indéfiniment, celui de la série des renaissances, le Soi transmigrant de naissance en naissance.

Au postulat brahmanique que sans l’âtman, le cœur de la personne, psychologique et éthique, ne peut être justifié, les bouddhistes rétorquent qu’il s’agit d’un postulat gratuit et inintelligible. Pourquoi ? Parce que, selon eux, la dynamique des événements survient dans une série individuelle (s’ils ne veulent pas parler de l’individu, du « Soi », ils sont tout de même obligés de le reconnaître de facto). Ils remplacent l’âtman par la notion de samtati, la « série personnelle ». Il ne s’agit pas de la personne substantielle mais d’une continuité prolongée indéfiniment, d’un écoulement qui a son rythme, sa largeur, sa profondeur, et qui est marqué par les épisodes qui se déroulent en lui. Donc la « série » tient lieu de personne.

La dynamique des événements (perceptions, choix, décisions) modifie la série en y laissant des traces, vâsanâ ou samskâra, qui sont susceptibles d’être à nouveau actualisées quand des événements plus ou moins semblables viennent à se produire à l’intérieur de cette même série. D’où l’effort des bouddhistes pour rendre compte, en l’absence du fond immuable de l’âtman, de la continuité de la personne par des fonctions psychologiques et éthiques fondamentales comme la formation d’habitudes, la mémoire, l’anticipation imaginative, etc.

Ces traces ou germes renforcent des tendances capables d’orienter la série, de la faire se prolonger dans une direction définie, d’entretenir le même type de projet.

L’âtman, selon la lettre même des Upanishad, étant considéré en lui-même, indépendamment de son lien réel ou apparent avec le corps et les organes, suscite cette réponse des bouddhistes aux brahmanes : Vous concevez votre âtman comme immobile, immuable, transcendant, cet âtman éternel qui n’est pas celui de x ou de y et qui ne peut présider à la conduite de l’individu.

Les bouddhistes jouent sur les deux versants de la pensée brahmanique : d’un côté, celui des écoles « séculières » qui admettent autant l’âtman que l’individu, comme une sorte d’âme individuelle, et de l’autre la grande tradition ésotérique qui considère l’âtman unique et transcendant en tant qu’identique au brahman, et qui ne peut donc épouser les vicissitudes, la finalité, la temporalité propre à nos existences finies, particulières.

· Un deuxième débat

Les brahmanes considèrent que la pensée bouddhique est incapable de justifier l’« étanchéité » mutuelle de ces séries individuelles (équivalentes à des personnes, au « moi-substance ») et leur relative permanence. Celle-ci ne peut s’expliquer par le postulat bouddhique selon lequel les personnes ne sont que des apparences (et non des entités substantielles) faites de la confluence momentanée de facteurs qui n’appartiennent pas une fois pour toute à telle ou telle série, mais qui peuvent vagabonder d’une série à l’autre (ce que les bouddhistes appellent anattâ, le non-Soi, l’impersonnalité généralisée). Comment une personne faite d’éléments impersonnels peut-elle se constituer en un courant particulier qui ne se mélange pas aux autres même s’il ne cesse d’interférer avec eux ? Les brahmanes attribuent aux bouddhistes une conception quasi climatologique des phénomènes : ainsi, le vent, les météores, le soleil, la pluie, la neige, le brouillard ne définissent pas des entités, mais des milieux qui ne peuvent être appréciés que par des sondages locaux qui vont isoler telle ou telle portion d’atmosphère, qui l’instant d’après va être occupée par d’autres facteurs, etc. Selon les brahmanes, les bouddhistes ne peuvent rendre compte du fait que nos pensées et nos actes ne se mélangent pas dans le milieu de l’impersonnalité ambiante.

Les bouddhistes répondent qu’ils n’admettent cette non-interférence des séries individuelles qu’à titre relatif et provisoire. Une série construit et maintient ce qui sera perçu, après coup, comme son identité propre de groupement en sélectionnant un certain nombre d’éléments ou dharma. Elle le fait en posant implicitement tous les autres dharma comme extérieurs à elle. Il ne s’agit pas de personnes venues du fond du passé, de l’éternité, mais des agrégats qui se constituent provisoirement au fur et à mesure du développement des phénomènes. Pour autant qu’ils subsistent, ces agrégats peuvent, dans la vie de tous les jours, être considérés comme relativement stables, mais ils ne disposent pas de cette unité substantielle. Outre cette réponse, les bouddhistes contre-attaquent en faisant valoir que cet âtman upanishadique transcendant, qui entre autres choses est akala (dépourvu de parties), est unitaire, akanda, illimité dans le temps et l’espace. Ils le comparent volontiers à l’akasha, un espace cosmique universel qui est censé être à l’intérieur même des objets matériels, comme un champ à l’intérieur duquel ils apparaissent. L’âtman devrait donc, en tant que tel, être simultanément et perpétuellement uni à tous les corps vivants et non-vivants, avec cette conséquence paradoxale qu’il devrait être traversé sans cesse par toutes les expériences particulières des individus (joies et souffrances). Les Upanishad le décrivent comme, au contraire, étranger à toute forme de souffrance.

· Un troisième débat

Le troisième type d’argumentation se déroule sur un plan plus spécifiquement épistémologique. Une entité s’établit soit par la perception sensible, directe, soit par une inférence fondée sur elle. Ainsi les brahmanes considèrent que l’âtman a une base dans la réalité : on peut le prouver par une perception (le sentiment du « Je ») ou on infère sa présence invisible dans l’auto-motricité, la respiration, la parole, les fonctions physiologiques. Les bouddhistes, au contraire, estiment que le « Je » ne possède pas de référent véritable. Ils considèrent que perception et inférence ne portent que sur des vécus concrets, singuliers, jamais contemporains les uns des autres, et que seule, par conséquent, une opération de synthèse récapitulative des moments dont la série se compose et qui contrecarre la dispersion temporelle des états psychologiques, interprètera ces moments successifs de la vie d’une seule et même personne. D’où les expériences de pensée destinées à « démystifier » l’illusion tenace d’une sorte de « moi-substance » individuel, qui serait le support stable des vécus hétérogènes successifs. Les bouddhistes concluent que le « Je » n’a pas de référent véritable.

Le cœur du malentendu

· À propos des deux premiers débats

Les brahmanes attribuent au bouddhisme un impersonnalisme « primaire », sans rendre justice à l’admission conditionnelle, provisoire, par le bouddhisme, d’un sujet empirique. Ils attribuent au bouddhisme l’idée de nuages de facteurs individuels qui seraient sans cesse en train de se mélanger les uns aux autres, alors que les bouddhistes, par la notion de samtati (série personnalisée), reconnaissent une certaine réalité du sujet.

Inversement, les bouddhistes ne voient pas que le brahmanisme n’attribue aussi qu’une réalité phénoménale aux différents niveaux de manifestation du sujet. En fait la notion d’ignorance métaphysique vaut pour les uns comme pour les autres. Ignorance dans la mesure où l’âtman, qui est en soi transcendant, se laisse piéger, s’attache à la structure psycho-physique d’une individualité déterminée. C’est pourquoi les bouddhistes attribuent aux brahmanes la position d’un âtman « upanishadique » qui serait suprapersonnel, absolu et immuable.

· À propos du troisième débat

La critique bouddhiste selon laquelle les philosophies brahmaniques séculières (nyâya, vashishka) ont tendance à faire de l’âtman un « moi-substance », une âme individuelle, un « étant » psychologique, n’est pas irréfutable.

En effet, les philosophies brahmaniques religieuses (sâmkhya et yoga) nient la réflexivité, la connaissance de Soi prise au sens primaire, c’est-à-dire la possibilité pour l’âtman de se percevoir ou de se démontrer lui-même. Ces écoles posent en contrepartie l’âtman comme quelque chose qui n’est pas de ce monde, qui n’est pas un « étant » mais qui est un champ, une condition de possibilité de l’expérience (des phénomènes aussi bien extérieurs qu’intérieurs). Ce n’est pas une entité psychologique que l’on découvre dans le monde, mais ce à partir de quoi quelque chose comme un monde devient possible et pensable, le fondement du déploiement des moyens de connaissance (perception, inférence, etc.). Shankara dit : un acrobate ne peut pas monter sur ses propres épaules et, de la même manière, on ne tombe pas dans le champ de ses propres moyens de connaissance. Dans cette mesure, l’âtman n’est sujet connaissant ou agent que fictivement. Nous avons alors une certaine perméabilité aux arguments bouddhiques. Des analyses de type bouddhique redeviennent admissibles, à condition que leur portée reste strictement limitée au domaine phénoménal. Autrement dit, toutes les écoles brahmaniques feront leur cette critique bouddhique, parce qu’elles y verront une sorte de via négative, disant ce que ne peut être l’âtman, et conduisant ainsi vers sa véritable essence.

L’origine du malentendu et ses limites

Mon hypothèse est que bouddhistes et brahmanes butent sur une réalité existentielle, une condition humaine dont ils ne parviennent pas vraiment à rendre compte sur le plan purement spéculatif ou conceptuel : réalité paradoxale, instable, inconcevable, celle du moi fini ou sujet individuel, concret.

D’un côté, le sujet s’efforce d’arriver à la vérité de ce qui est et se pose, par là-même, en tant que pur sujet pensant en-dehors du temps et de toute conditionnalité. Il serait une instance qui peut juger de la vérité de l’être et qui s’élèverait au-dessus de sa condition limitée, physique, vitale, biologique.

De l’autre, il se sait limité et périssable, comme toute chose en ce monde. Il est donc une contradiction vivante, une réalité fondamentalement en lutte contre elle-même, qui ne devrait pas exister, un scandale ontologique. Cette déchirure dans l’unité du sujet, bouddhistes et brahmanes s’accordent pour l’appeler dukkha, la « souffrance » : l’individu en tant qu’entité déchirée qu’aucune thérapeutique mondaine ne peut guérir est souffrance. Il ne peut s’en délivrer qu’en se délivrant de lui-même. Enfin libéré de la souffrance par sa méditation, son yoga, ce moi individuel subsistant dans la délivrance, qui demeurerait encore lui-même, avec sa structure propre, sa personnalité, représente une contradiction dans les termes, et donc une fiction, pour les brahmanes comme pour les bouddhistes. Il y a « délivrance » (nirvâna), mais point de personne délivrée. La personne n’accède à la délivrance qu’en se débarrassant, pour ainsi dire, d’elle-même, ce qui est pour nous si difficile à concevoir et à admettre.

Reste qu’au départ, c’est bien ce moi, ego, qui porte le projet de dépasser toute souffrance.

Deux voies s’offrent à lui, qui se ressent comme une réalité dépendante, lacunaire, rongée par le déclin, minée par ses contradictions :

Soit le sujet se concentre sur ce qu’il éprouve comme éminemment positif en lui (le retour possible au cogito, à la pure conscience de soi, au caractère auto-éclairant de la conscience, la seule chose absolue dans l’individu). C’est la voie brahmanique. Le parcours spirituel va consister à éliminer peu à peu tout le reste (les contenus de conscience attachés au corps) par l’ascèse et la méditation.

Soit le sujet considère les fragments de positivité à l’intérieur de lui-même (l’impression d’être une personne plus ou moins identique à elle-même à travers le temps et qui conserve plus ou moins sa propre forme). Il comprend ces apparences concrètes de substantialité et de continuité, comme des caricatures de la réalité inconditionnée, de la plénitude à laquelle il aspire. Si la tendance brahmanique est de prendre appui sur ces éléments positifs pour construire à partir d’eux, la voie bouddhique consiste, au contraire, à chercher à les réduire pour que l’inconditionné, l’in-forme de la Réalité ultime (nirvâna) survienne à leur place : dissoudre en soi ce qui nous fait nous reconstituer sans cesse comme personne, projet ou opinions, afin de progresser vers la vacuité.

L’une considère le verre comme à moitié plein, et s’efforce de le remplir totalement, l’autre le voit comme à moitié vide et s’efforce de le vider à fond. Mais toutes deux partent d’une même intuition : celle d’être avant tout une pure lumière de conscience, mais ressentie, du côté brahmanique, comme masquée par la relative opacité d’obstacles matériels (le sens commun, le mental, le corps et les organes), et, du côté bouddhique, comme diluée, défigurée, par l’apparence de conscience et les multiples reflets lumineux dans lesquels elle se disperse (les innombrables épisodes de la vie psychique).

Ainsi la voie brahmanique a le projet d’écarter les obstacles (par l’ascèse et la concentration sur soi), et la voie bouddhique a celui d’éliminer les reflets (déconstruction systématique du soi). D’un côté, il s’agit de contracter le soi sur lui-même pour éliminer les impuretés et n’être plus qu’un noyau infinitésimal, mais infrangible. De l’autre, on déconstruit les quelques structures (plus ou moins stables) et « organisées » qui sont en nous pour se dissoudre dans le vide.

Ces deux logiques sont antagonistes (logique de concentration sur soi, d’une part, et logique de déconstruction, d’autre part). Et si chacune est envisagée du point de vue de l’autre, elle peut apparaître comme une aberration. C’est ainsi que les brahmanes voient dans les pratiques bouddhistes un anéantissement systématique de soi, une sorte de suicide religieux, alors que le bouddhisme a toujours condamné le suicide comme relevant de la « soif » d’anéantissement, qui pour eux est tout aussi redoutable que de vouloir continuer à exister à tout prix.

De leur côté, les bouddhistes voient dans les diverses pratiques brahmaniques (comme le yoga et la méditation sur la « Grande Parole » upanishadique « Tat tvam asi » (« Tu es Cela ») que le sujet essaie de comprendre jusqu’à ce que cette pure formule soit censée devenir une évidence) une impasse, un culte narcissique de soi débouchant sur une sorte déification.

Conclusion

Si l’on arrive par des techniques à évacuer les phénomènes internes et externes hors du champ de conscience, et qu’il ne demeure plus la moindre différenciation, peut-on encore distinguer ce qui du côté bouddhique s’appelle « vacuité » et du côté brahmanique « plénitude ». Le point d’aboutissement des deux voies ne pourrait-il pas être le même ? Mais quand chaque spiritualité est envisagée d’une manière peu charitable, à partir de présupposés qui ne sont pas les siens, elle devient vite une espèce de monstre.

Il faudrait envisager la dimension sociologique et même politique du débat entre brahmanes et bouddhistes à l’intérieur de la société indienne. En effet, non seulement ils sont d’opinions opposées en matière de philosophie et de spiritualité, mais aussi, les uns comme les autres ont l’ambition de fournir à la société ses principes de gouvernement utiles.

Recueil de notes par Françoise Vernes

Michel Hulin a publié notamment :

Le principe de l’ego dans la pensée indienne classique, la notion d’âhamkara (Institut de civilisation indienne Fasc. 44, de Boccard, 1978)

La face cachée du temps (Fayard, 1985)

Qu’est-ce que l’ignorance métaphysique dans la pensée hindoue, J. Vrin, Paris, 1994

Shamkara et la non-dualité, Bayard, 2001

La mystique sauvage, PUF, 1993, réédité en 2008

Comment la philosophie indienne s’est-elle développée ? la querelle brahmanes-bouddhistes, Panama, 2008.

Michel Hulin a traduit du sanskrit de grands textes accompagnés de commentaires, notamment : Tripurarahasya, la doctrine secrète de la déesse Tripura (1979), Mrgendragama, sections de la doctrine et du yoga (1980), Les 7 récits initiatiques tirés du yoga – Vasistha (1987), L’Inde des sages (2000).


Notes de la synthèse

1 Une partie de la pensée brahmanique pourrait suivre les bouddhistes sur ce terrain.

2 « L’inférence repose sur la capacité à interpréter une donnée sensible immédiate comme le « signe » de la présence d’un autre objet non perçu ». In Michel Hulin, Comment la philosophie indienne s’est-elle développée ? la querelle brahmanes-bouddhistes, Panama, 2008.

Sur Shankara, voir Michel Hulin, Shankara et la non-dualité, Bayard, 2001