Catégories
Synthèses

Ishwarchandra Vidyasagar (1820-1891), de la tradition au combat pour les femmes

Conférence donnée par France Bhattacharya, professeur émérite des universités, Inalco,
le lundi 7 novembre 2016 au Centre André Malraux, Paris

Vidyasagar (1820-1891) – La tradition au service du combat pour les femmes

Les biographies de Vidyasagar sont nombreuses. Écrites dès après sa mort et tout au long du XXe siècle, certaines louent son action en faveur des femmes, d’autres, au contraire, la blâment, mais toutes le félicitent d’avoir développé l’enseignement. Deux sont particulièrement intéressantes : son autobiographie, et la biographie écrite par son frère cadet. L’autobiographie est inachevée : elle ne comporte que quelques pages. Vidyasagar arrêta son récit quand il était âgé de 8 ans seulement, et il en consacra l’essentiel à parler de ses grands-parents, personnages hors du commun, et de son père.

Une famille traditionnelle du Bengale
Ishvarchandra Vidyasagar appartient à une famille de brahmanes pauvres, mais lettrés, du Bengale occidental. Son grand-père paternel, s’étant querellé avec ses frères après la mort de leurs parents, revêtit le costume ocre des renonçants et partit en pèlerinage, laissant sa femme, ses deux fils et ses quatre filles au foyer qu’il quittait. En butte aux tracasseries de ses belles-sœurs, Durga, la grand-mère paternelle de Vidyasagar, abandonnée par son mari pèlerin, revint au foyer de ses parents à Birsingha, village du district actuel de Midnapur (Medinipur), au sud-ouest du Bengale. Son père lui fit construire une hutte couverte de feuillage pour elle et ses enfants. Durga se procura un rouet et vécut très chichement de la vente du fil de coton qu’elle filait. Vidyasagar admirait beaucoup la force de caractère de cette grand-mère.

Un incident arrivé à son père déterminant pour son combat
Lorsque le fils aîné, nommé Thakurdas, père de Vidyasagar, eut environ 14 ans, il partit pour Calcutta afin d’y chercher un emploi. Auparavant, il avait étudié, à l’école du village, le bengali, le calcul et un peu de comptabilité. A Calcutta, il trouva asile chez un parent assez aisé qui lui fit donner des leçons d’anglais par un employé bengali du port. Finalement, Thakurdas alla vivre chez un parent de son professeur d’anglais. Cet homme rentrait très tard le soir de son travail en rapportant quelques provisions, et Thakurdas devait attendre son retour pour pouvoir cuisiner. Le logeur n’étant pas brahmane, l’adolescent ne pouvait pas manger sa cuisine. A jeun toute la journée, il avait très faim. Un jour, affamé, il marchait dans la ville. Il arriva devant une boutique où une femme d’un certain âge vendait du riz soufflé, muḍki. Il lui demanda un peu d’eau. La marchande lui en versa et, voyant son état physique, lui donna aussi une poignée de paddy soufflé, muḍki. Thakurdas, ému, en eut les larmes aux yeux. La femme lui demanda : « Petit, pourquoi pleures-tu ? » Il répondit : « Mère, je n’ai rien mangé de toute la journée. » La femme, compatissante, lui offrit une collation de riz soufflé avec du lait caillé. Elle lui dit de revenir la trouver les jours où il n’aurait pas eu à manger. Dans son autobiographie, Vidyasagar écrit qu’il tira de cet incident, arrivé à son père, un immense amour et un grand respect pour les femmes. Si le propriétaire de la boutique avait été un homme, il n’eût pas été aussi généreux, affirme-t-il. Thakurdas trouva un emploi payé 2 roupies par mois. Revenu après sept ou huit ans d’absence, Le mari de Durga, alla peu après voir son fils à Calcutta. Après lui avoir trouvé un logement, il reprit la route des pèlerinages, assurant Thakurdas que le Tout Puissant le protègerait !

L’influence de ses grands-pères
• Un grand-père maternel homme de loi
À 23 ans environ, Thakurdas fut marié à Bhagavati, fille de Ramakanta Tarkavagisa. Cet homme, grand-père maternel de Vidyasagar, était un lettré, spécialiste reconnu des textes de lois. Il avait chez lui une école et logeait de nombreux élèves. Mais, un jour, il se mit à étudier les Tantras, négligea son enseignement et perdit ses élèves. Il méditait jour et nuit assis sur un cadavre et, raconte son petit-fils, il en obtint les fruits : il fit un jour claquer ses doigts en déclarant « Manjur », « obtenu », et ne parla plus à personne. On le soigna pour sa folie, mais sans succès. Son épouse retourna vivre chez son père, puis chez ses frères, avec ses deux filles dont Bhagavati, mère de Vidyasagar.
Un grand-père paternel au caractère bien trempé
Le grand-père paternel, le voyageur, est dépeint ainsi par Vidyasagar qui lui ressemblait fort : « C’était un homme très obstiné et indépendant. Il était extrêmement fort et volontaire. Il ne supportait pas de s’abaisser devant quiconque ni d’être insulté ou ignoré. En tous lieux et en toutes choses, il poursuivait le but qu’il s’était fixé et était totalement opposé à suivre les intentions d’autrui… » Et encore: « … Il ne faisait pas de différence entre les petits et les grands. Il refusait de frayer avec les hypocrites et avait son franc parler. » Et enfin : « Ceux qu’il voyait se conduire mal, qu’ils fussent savants, riches ou puissants, il ne leur pardonnait pas et ne les considérait pas comme des gens respectables. » Tel fut aussi Vidyasagar !

Vidyasagar à l’école du village
Il raconte brièvement son enfance pendant laquelle il avoue avoir été très turbulent et désobéissant. Il commença ses études à l’école du village à l’âge de cinq ans. Il en était l’élève préféré et y resta jusqu’à sa huitième année. Le maître, qui aimait Vidyasagar plus que ses fils, vint alors trouver Thakurdas pour lui dire que son fils avait appris tout ce qu’il pouvait lui enseigner. Il fallait l’emmener à Calcutta et lui faire suivre un cursus anglais.
La poursuite de ses études à Calcutta
À l’automne 1828, Vidyasagar, âgé de 8 ans, partit pour Calcutta à pied avec son père et son maître d’école. Un serviteur les accompagnait qui, de temps en temps, portait l’enfant. Calcutta était à soixante-dix-huit kilomètres environ à l’est de Birsingha. Parvenus à Calcutta, ils se rendirent chez le fils de celui qui avait, quelques années auparavant, logé le jeune Thakurdas. Dans son autobiographie, Vidyasagar s’attarde sur la famille étendue de cet homme. Il insiste sur sa sœur cadette, restée veuve encore jeune avec un fils. Vidyasagar, garçonnet éloigné de sa mère et de sa grand-mère, s’attacha à cette femme. Il attribue à sa relation avec elle son respect affectueux pour le sexe féminin qui l’accompagna toute sa vie. Il avait fait la même remarque à propos de la femme qui avait nourri son père affamé. Le premier juin 1829, à l’âge de 9 ans, Vidyasagar entra au Sanskrit College, où l’enseignement était gratuit, contrairement au Hindu College, payant, et où l’anglais était la langue d’instruction. Il allait y faire des études sanskrites qui dureraient plus de douze ans. Il étudia d’abord dans la classe de grammaire. Pour se rendre de son logis au College, il devait marcher sept kilomètres. Le Sanskrit College de Calcutta n’avait que cinq ans d’existence quand Vidyasagar y entra. Il avait été conçu pour être le conservatoire du savoir traditionnel de l’Inde hindoue, comme celui de Bénarès. L’anglais y avait été introduit en option, mais fut vite supprimé. L’organisation matérielle et la pédagogie différaient peu de celles d’une école de village pāṭhaśālā. Les élèves étaient assis par terre sur un tapis de coton, et les professeurs étaient, eux aussi, assis sur le sol, mais appuyés sur des coussins. Le par cœur dominait. Après 3 ans et 6 mois dans la classe de grammaire, Vidyasagar entra dans celle de littérature. Passés les six premiers mois, il obtint une bourse. A cette époque, le père décida de faire venir son second fils à Calcutta et le fit entrer aussi au Sanskrit College. Dès lors, Vidyasagar dut cuisiner pour son père, son frère et lui, deux fois par jour. A l’aube, après un temps d’étude et un bain dans le Gange, il se rendait au marché, allumait le foyer chez eux, écrasait les épices, préparait les légumes et le poisson, faisait cuire le repas, mangeait, lavait la vaisselle, puis partait au collège. Telle était la vie de bien des jeunes brahmanes pauvres à Calcutta. A 14 ans environ, Vidyasagar, contre son gré, fut marié à Dinamayi, âgée de 8 ans. Plus tard, il écrivit en bengali contre le mariage d’enfants. Lui qui s’est tellement ému de la condition faite aux femmes semble ne pas s’être beaucoup intéressé à celle de son épouse. Il semble qu’elle ne comprit ni n’apprécia sa tâche de réformateur. Chaque année, Il sortit premier de sa classe et obtint de nombreux prix. Avant même la fin de ses études, il est appelé Vidyasagar, océan de savoir. En 1841, il termina ses études après douze ans et cinq mois.

Sa vie professionnelle
En décembre 1841, trois semaines seulement après la fin de ses études, Vidyasagar se vit offrir le poste de Premier Pandit pour le bengali au Fort William College avec un salaire de cinquante roupies par mois. Il n’avait que vingt et un ans.
Au Fort William College
Cet établissement avait été fondé en avril 1800 pour former les jeunes employés de la Compagnie britannique, à leur arrivée en Inde. Ils y suivaient des cours de langues, de droit et d’histoire de l’Inde pendant trois ans. S’ils réussissaient à l’examen final, ils étaient nommés juges ou administrateurs dans les districts ; s’ils échouaient, ils étaient renvoyés en Angleterre. Vidyasagar eut l’occasion d’y faire connaissance avec des Britanniques importants qui furent ses soutiens dans sa carrière et ses réformes.
Thakurdas travaillait toujours pour un très petit salaire. Vidyasagar insista pour qu’il quittât son emploi et retournât vivre dans son village. Il pouvait subvenir aux besoins de toute la famille, assura-t-il. Ce n’était pourtant pas facile. Il envoyait à Birsingha vingt roupies sur les cinquante qu’il gagnait. Avec les trente restantes, il avait du mal à payer le logement et à nourrir, outre lui-même, ses deux frères, cinq cousins et un serviteur, neuf personnes au total. Comme il n’y avait pas de cuisinier brahmane, chacun, y compris Vidyasagar, faisait la cuisine à tour de rôle.
Premier poste au Sanskrit College
En 1846, le Secrétaire du Conseil de l’Education voulut que fût recruté comme secrétaire adjoint du Sanskrit College un pandit connaissant à la fois le sanskrit et l’anglais. Il offrit donc le poste à Vidyasagar qui accepta. Il quitta le Fort William College où il avait travaillé quatre ans et quatre mois et avait commencé à éditer, à traduire et à rédiger des ouvrages pouvant servir de manuels. Il ne resta que peu de temps à ce poste et, l’année suivante, le 16 juillet 1847, il démissionna, ne s’entendant pas avec son supérieur, mais non sans avoir proposé et initié certaines des réformes qu’il mènerait plus tard en tant que directeur.
Retour au Fort William College et achat de l’imprimerie
Vidyasagar resta sans travail pendant un an et demi, puis on lui offrit le poste de secrétaire principal, et trésorier au Fort William College à quatre-vingt roupies par mois. En outre, c’est en 1847, qu’avec un ami, il acheta une imprimerie ainsi qu’un local où entreposer des livres, pour la somme de six cents roupies qu’il emprunta. Il donna à cette entreprise le nom de Sanskrit Press and Depository. Plus tard, Vidyasagar se sépara de son ami et, après arbitrage et partage, il resta seul propriétaire. Il parla un jour de cet achat au directeur du Fort William College et lui demanda si le College pouvait lui confier quelques travaux pour son imprimerie. A l’époque, les imprimeries bengalies et sanskrites étaient encore rares. Par la suite, pendant de longues années, tous les manuels destinés aux bibliothèques du Fort William College et du Sanskrit College sortirent de cette imprimerie. Comme le public aussi se mit à acheter les livres écrits et publiés par Vidyasagar, l’établissement prospéra. Grâce à l’argent gagné ainsi, il put s’adonner à son extrême générosité. A la fin de l’année 1850, Vidyasagar fut nommé professeur de littérature au Sanskrit College et, peu de temps après, il en devint directeur. Il resta à ce poste pendant près de 8 ans. Il donna sa démission qui fut acceptée le 25 septembre 1858. Il n’avait alors que 37 ans. Il donna comme raison sa mauvaise santé et la mésentente avec son supérieur. Son imprimerie lui permit de vivre et de poursuivre ses dons à des institutions comme à des particuliers. Le pandit continua de s’intéresser à l’éducation de façon bénévole et indépendante, parfois aussi à la demande des autorités. Il fut le fondateur du collège universitaire qui porte aujourd’hui son nom. Il comprit aussi l’importance de la presse pour faire évoluer la société et fonda des périodiques en bengali et en anglais. Bien plus tard, il fut aussi à l’origine d’un système d’assurance pour les familles pauvres, le Hindu Family Annuity Fund, qui vit le jour en 1872.

Une œuvre généreuse
Sa santé n’avait jamais été bonne. En 1866, il avait été jeté hors d’une calèche alors qu’il accompagnait une Anglaise inspecter une école. Il prit l’habitude de séjourner auprès des populations dites aborigènes, les Santals. Il ouvrit pour eux une école qu’il continua jusqu’à sa mort de financer. En 1875, à 54 ans, il rédigea son testament dans lequel il mentionnait tous ceux et celles auxquels il faudrait continuer de donner de l’argent après son décès. Dans un premier groupe, familial, on comptait près de 30 personnes et dans un second 11 encore. Tous recevaient et continueraient de recevoir des mensualités allant de 50 roupies pour son père encore vivant, 30 pour sa femme et jusqu’à deux roupies. Son fils unique, Narayancandra, était exclu pour son indiscipline et sa mauvaise conduite. Le père et le fils se réconcilièrent plus tard.
Vidyasagar mourut le 29 juillet 1891 à Calcutta. De grands meetings de condoléance eurent lieu en présence du Lieutenant Gouverneur du Bengale et, plus tard, une importante réunion donna l’occasion à Rabindranath Tagore de dire tout le bien qu’il pensait du grand homme.

Vidyasagar réformateur de l’enseignement
Au Sanskrit College, il fit de nombreuses réformes. Il ouvrit le College aux non-brahmanes : d’abord aux kayasthas, puis à tout hindou « respectable ». Auparavant, seuls les brahmanes et les vaidyas, pratiquant la médecine ayurvédique, pouvaient y étudier. Il introduisit aussi une discipline inconnue jusqu’à lors, insistant sur la ponctualité et interdisant le bétel et le tabac en classe, par exemple. Il rédigea un nouveau manuel pour l’enseignement de la grammaire sanskrite, fit enseigner l’arithmétique et l’algèbre « occidentales », et insista sur l’importance de la connaissance du sanskrit pour le développement du bengali. Il voulait que les élèves soient recrutés comme instituteurs dans les écoles primaires que devaient créer le gouvernement. Il fit aussi réintroduire l’enseignement de l’anglais et modifia les textes au programme.
Vidyasagar rénova et développa l’enseignement primaire en langue vernaculaire, d’abord pour les garçons. Le gouvernement ne s’en était pas occupé. A Calcutta, des particuliers, Rammohun Roy, Debendranath Tagore et le Britannique David Hare, avaient fondé des écoles, mais dans les campagnes, tout restait à faire si le gouvernement donnait des moyens financiers. En 1854, le nouveau Lieutenant Gouverneur du Bengale s’intéressa au développement de l’enseignement primaire en bengali et prit conseil de Vidyasagar. Celui-ci rédigea un rapport détaillé et entreprit, sur cette base, de fonder des écoles pour les garçons, mais aussi pour les filles.

Vidyasagar fondateur d’écoles
Furent créées par le pandit une école normale pour la formation des maîtres et cinq écoles modèles dans quatre districts du Bengale occidental, vingt écoles modèles en tout. Ces écoles comportaient plusieurs classes et enseignaient plus de matières que les écoles de village. Vidyasagar, à l’époque directeur du Sanskrit College, fut aussi nommé Inspecteur temporaire pour les écoles du Bengale du sud, mais il démissionna n’obtenant pas l’aide qu’il demandait. Il ouvrit aussi une première école « moderne » dans son propre village entièrement financée par lui. Il fit construire le bâtiment, fournit les manuels scolaires, les ardoises, le papier, etc. et paya les instituteurs. Il ouvrit des cours du soir pour les enfants qui faisaient paître des bêtes dans la journée. En 1855, il écrivit et publia un abécédaire, Varnaparicaya, qui fut utilisé pendant plus d’un siècle. Il l’est peut-être encore !
Le pandit s’intéressa aussi vivement à l’instruction des filles. Jusqu’alors, des missionnaires avaient ouvert pour elles quelques écoles que seules les basses castes fréquentaient. Des personnalités bengalies, désireuses de progrès, s’intéressèrent au sujet, mais les conservateurs prônaient l’instruction des filles, au mieux à l’intérieur du gynécée, pas dans des écoles. En 1849, John Elliot Bethune, président de l’Education Council, ouvrit à Calcutta, à titre privé, une école de filles non confessionnelle, destinée à recevoir les filles des castes et classes supérieures. Vidyasagar, très favorable à l’éducation des filles, accepta d’en être le secrétaire honoraire. L’école perdit son fondateur très vite, mais Vidyasagar continua d’y apporter tous ses soins malgré les difficultés rencontrées : par exemple, le peu de temps que les élèves y passaient puisque beaucoup étaient déjà mariées à dix ans. Par ailleurs, entre 1857 et 1858, avec le soutien des autorités, le pandit ouvrit 35 écoles de filles dans des villages de 4 districts du Bengale occidental. Puis, le gouvernement arrêta de financer ces écoles gratuites mais remboursa au pandit les sommes déjà engagées pour les salaires des enseignants.

La campagne pour le remariage des veuves hindoues
Voici ce qu’écrivait le pandit à propos des femmes : « Le sexe masculin, fort et doté d’autorité, commet, à sa guise, des actes de violence à l’égard de l’autre sexe. Les femmes, réduites à l’impuissance, les supportent avec patience et mènent une vie misérable. C’est le cas presque partout dans le monde. Mais l’état tristement déplorable dans lequel les femmes de ce malheureux pays languissent, à cause de l’excessive inhumanité, l’égoïsme et l’indifférence de nos hommes, ne se trouve nulle part ailleurs. »
Vidyasagar s’était très tôt posé la question de savoir si la coutume qui interdisait à une veuve de se remarier, quel que fût son âge, était ou non en accord avec les textes de loi hindous, les Dharmashastras. Un jour, sa mère bien-aimée avait pleuré devant lui sur une petite fille devenue veuve à 12 ans et lui avait demandé si les codes de loi hindous interdisaient vraiment le remariage. Dès 1850, anonymement, le pandit avait fait paraître un article, intitulé « La faute qu’est le mariage d’enfants », dans lequel il faisait le procès de la condition féminine chez les Hindous. A l’époque, il n’était pas le seul à s’opposer aux mariages d’enfants et aux veuvages résultant de ceux-ci quand la fille était mariée à 8 ou 9 ans et le garçon bien plus âgé. Mais ce fut Vidyasagar qui prit la tête du mouvement. Toutefois, il ne fit pas campagne contre les mariages d’enfants, la règle alors, mais contre sa plus douloureuse conséquence : le veuvage des petites filles dont la situation dans leur belle-famille, comme chez leurs parents, était misérable. Elles étaient considérées de mauvaise augure, étaient contraintes aux mortifications et au jeûne complet les onzièmes jours sans même pouvoir boire d’eau. Grâce à l’action de Rammohun Roy, le gouvernement avait interdit la crémation des veuves sur le bûcher de leur époux, , mais il restait à trouver un texte permettant leur remariage. Avancer des arguments compassionnels ne servirait à rien. Vidyasagar fit donc une recherche pendant de longs mois dans les Codes de lois, les Dharmashastras, puis il publia le résultat de ses efforts dans un article intitulé « Doit-on ou non remarier les veuves ? » qui parut d’abord dans un périodique en 1854, puis en un opuscule en janvier 1855. La sortie de ce livret déchaîna les passions.
Les biographes insistent beaucoup sur le manque de nourriture et de sommeil du pandit qui, après sa journée de travail en tant que directeur du Sanskrit College, compulsait des heures durant les manuscrits des textes de lois. Un soir, ne comprenant pas bien le sens d’un verset, il décida de rentrer chez lui. En chemin, la signification de ces lignes lui apparut clairement. Au lieu d’aller se reposer, il reprit aussitôt le chemin du College pour mettre par écrit le sens qu’il avait enfin découvert. Alors qu’il se trouvait, un soir, chez un ami, le pandit se mit à tourner, l’une après l’autre, les pages d’un manuscrit de la Pārāśhara-Saṃhitā, le code de lois attribué au sage Parāśhar. Tout à coup, il se leva en disant : « Ça y est ! Ça y est ! » L’ami lui demanda ce qu’il avait trouvé. Vidyasagar aussitôt récita le verset : Naṣṭe mṛte pravrajite klībe ca patite patau/ Pañcasvāpatsu nārīnāṃ patiranyo vidhīyate// « Les femmes peuvent se marier de nouveau si leur mari a disparu, est mort, s’est retiré du monde, s’est révélé impuissant ou a été déchu. » Cet incident s’était passé à la fin de l’année 1853, près de deux ans avant la parution du premier opuscule du pandit. Vidyasagar terminait celui-ci en se référant au sort misérable des veuves enfants qui, incapables de supporter les rigueurs de la chasteté, empruntaient un mauvais chemin et allaient jusqu’à tuer le foetus qu’elles portaient. Elles salissaient ainsi leurs lignées paternelle et maternelle, ainsi que celle de leur époux défunt. La permission de se remarier, si elle était reconnue aux veuves, protègerait la société de ces maux. Après avoir pris connaissance de tous ces arguments, terminait le pandit, la communauté hindoue devait décider si le remariage des veuves pouvait ou non être accepté.
Après la publication du livret, une assemblée se tint chez le raja Radhakanta Deb, personnage considérable et chef des conservateurs. Ce Radhakanta s’était déjà opposé à Rammohun Roy pendant la campagne pour faire interdire la crémation des veuves. Au cours de cette réunion, Vidyasagar défendit son point de vue contre plusieurs pandits sans qu’aucune décision ne fût prise. A la fin, cependant, le Raja fit don d’un châle à Vidyasagar, signe d’approbation qui lui fut reproché par les opposants. Radhakanta se défendit alors en disant qu’il avait seulement récompensé l’habileté du pandit dans la discussion, mais qu’il n’avait pas voulu le déclarer victorieux. N’étant pas spécialiste des śāstra, ni même brahmane, il n’était pas habilité à juger. Certes, à titre personnel, il était tout à fait hostile au remariage des veuves. Une seconde assemblée fut réunie chez ce même Radhakanta en présence de Vidyasagar et du plus célèbre spécialiste des codes de lois de Navadvip. Cette fois encore, aucun verdict ne fut rendu, mais ce fut l’adversaire qui reçut le châle. Vidyasagar comprit qu’il ne trouverait aucune aide du côté de Radhakanta Deb. L’histoire nous apprend que les chefs de clans, ou dal, institutions qui, à l’époque, remplaçaient les anciens groupements traditionnels, gouvernaient la société des castes, grâce à leur fortune, avec l’aide de pandits, leurs obligés. Ce Radhakanta Deb était un très puissant chef de clan, dont l’influence s’étendait au-delà de Calcutta. Sans l’appui de cet homme, la tâche d’un réformateur s’avérait presque impossible.
Les deux mille exemplaires de l’opuscule écrit par Vidyasagar furent épuisés dès leur parution. Il en imprima trois mille de plus, puis dix mille encore. Il semble bien qu’il les distribuait gratuitement puisque, nous dit-on, il dépensa pour cela beaucoup d’argent. Il y eut aussitôt de violentes manifestations d’opposition. De riches opposants, avec l’aide de leurs pandits, imprimèrent et diffusèrent des arguments contre les thèses développées par Vidyasagar.
Une première pétition, en octobre 1855, fut envoyée aux autorités par le pandit pour demander une loi. Neuf cent quatre-vingt-sept personnes la signèrent. D’autres pétitions furent envoyées de dix-neuf villes du Bengale dans le même but. Mais lors d’une réunion, le 15 novembre 1855, chez Radhakanta Deb, une nouvelle association vit le jour (la Hindudharmarakṣā Sabhā) qui avait pour but d’assurer la pérennité du dharma. Ses membres protestèrent vigoureusement contre l’initiative de Vidyasagar.
Neuf mois après le premier opuscule, Vidyasagar, en rédigea un second avec le même titre mais avec la mention « Deuxième livre ». C’était un texte beaucoup plus long dans la mesure où il y répondait aux nombreuses objections soulevées par le précédent. Selon son frère cadet, Vidyasagar « baratta l’océan des śāstra» pour répondre à chacun de ceux qui avaient fait connaître leurs interprétations divergentes des textes. Il avait fort à faire car un biographe cite les noms de vingt-deux pandits qui se sont opposés à Vidyasagar, alors que trois seulement l’ont soutenu ; tous les trois enseignaient sous sa direction au Sanskrit College !
• La coutume contre les textes de lois et leur interprétation
Le pandit écrivit donc les réponses appropriées à chaque objection de ses opposants. Il reconnaissait que la coutume interdisait ces remariages, mais cette interdiction était-elle ou non justifiée par les textes ? Les codes de lois, les Dharmaśāstra, étaient la référence ultime, écrivait-il, et non la coutume, lokācāra. Quels en étaient les auteurs ? Vidyasagar citait deux versets de l’un d’entre eux, la Yājñavālkya Saṃhitā (I. 4 et 1.5), qui en donnait la liste. Son argumentation partait ensuite de l’énoncé du législateur Manu selon lequel chaque âge du monde, yuga, avait un dharma, un ensemble de règles religieuses et sociales, qui lui était propre et qui correspondait aux capacités des humains à chacune de ces grandes périodes (1, 58). Toutefois, Manu ne précisait pas quel était le dharma spécifique à chacune. Parāśhar, lui, dans le premier chapitre de son code de lois, en donnait la liste. On y lisait que le sage Vyāsa alla trouver son père, qui n’était autre que ce même Parāśhar. Ce dernier lui fit connaître le nom de l’auteur de Dharmaśāstra faisant autorité pour chacun des quatre âges du monde. Parāśhar, lui-même, était l’autorité pour l’âge kali, le dernier et le plus mauvais, dans lequel les humains vivaient et vivent encore. Puis, dans son second chapitre, Parāśhar énonçait le dharma de cet âge kali. Vidyasagar se disait pleinement satisfait de la déclaration sans ambiguïté émanant de l’autorité de Parāśhar et citait ce qu’il disait du dharma des veuves : « Lorsque l’époux quitte le pays, meurt, est impuissant, abandonne le dharma du maître de maison, ou est dégradé, son épouse a la possibilité de se remarier sans enfreindre le dharma.» Ce législateur reconnaissait aux veuves trois conduites justes : la chasteté, la crémation avec le défunt et le remariage. Le gouvernement ayant interdit la crémation avec la dépouille du mari, les veuves n’avaient que deux options. Le brahmacarya, c’est à dire la chasteté et toutes les restrictions qui l’accompagnaient, était très difficile à supporter au kali yuga. C’est pourquoi, Parāśhar, au chapitre 4 de son code de lois, avait permis leur remariage et l’avait déclaré conforme au dharma.
Le pandit mentionnait ensuite les textes qui interdisaient le remariage d’une veuve. Le premier était un passage du savant codificateur Raghunandana qui vécut au XVIe siècle au Bengale. Pour déclarer illicite le remariage des veuves, celui-ci se référait à deux Purāṇa, le Bṛhannāradīya et l’Āditya. Les adversaires du remariage des veuves, poursuivait Vidyasagar, s‘appuyaient sur ces textes. A propos de celui de Raghunandana, le pandit voulut prouver que la phrase : « On ne peut donner qu’une fois sa fille en mariage » s’appliquait à une promesse de mariage, non au mariage lui-même.
De même, quelle que fût l’interprétation donnée à un passage des deux Purāṇa, elle était, selon Vidyasagar, annulée par le code de lois de Parāśhar. En effet, s’il y avait désaccord entre les Purāṇa et un code de lois, selon un autre code (la Vedavyāsa Dharma Saṃhitā ) que Vidyasagar citait, c’était au code, et non aux Purāṇa qu’il fallait obéir. La seule conclusion possible était donc qu’à l’âge kali le remariage des veuves était licite et conforme au dharma. La dernière objection était que le remariage des veuves n’était pas considéré comme une conduite juste par l’usage. Sur ce point encore, une citation d’un autre code de lois, la Vasiṣṭha Saṃhitā, venait établir la supériorité des śāstra sur la coutume pour définir une conduite juste. La coutume devait être suivie seulement en l’absence de directive des śāstra.
Il faut remarquer que le pandit ne fait pas de différence entre le cas d’une veuve enfant, restée vierge, akṣatayoni, et une autre, plus âgée dont le mariage avait été consommé, ce qui l’aurait peut-être aidé à convaincre ses adversaires. Cette distinction est faite dans un des codes de lois qui permet le remariage d’une femme dont la première union n’a pas été consommée. Toutefois, les textes qui énumèrent les pratiques interdites au kali yuga interdisent aussi le remariage dans ce cas.
Vidyasagar, pour terminer, écrivait : « Hélàs ! Quel malheur ! Les coutumes locales, deśācāra, sont les seules autorités qui gouvernent ce pays. Ce sont les suprêmes gourous ; leur autorité est inégalée ; leur enseignement est suprême ! » Dans une envolée rhétorique, s’adressant au sexe féminin, il s’exclamait : « Quels péchés avez-vous commis qui vous ont fait naître en Inde, je l’ignore ! »
Démarches auprès du gouvernement
Pour régler les questions d’héritage concernant les fils de ces remariages, une loi était indispensable. Le 4 octobre 1855, Vidyasagar envoya une lettre au secrétaire du Legislative Council of India, accompagnée d’une pétition signée par neuf cent quatre-vingt-six personnalités et lui-même.
Il voulut aussi qu’en fût envoyée une seconde auprès d’autres responsables anglais. Celle-ci fut signée par soixante-deux personnalités dont vingt-deux pandits. Le 17 novembre 1855, le projet de loi fut présenté au Legislative Council par l’entremise d’un de ses membres, John Peter Grant. Un Comité fut constitué avec ce même Grant parmi les membres. Dans son argumentation, Grant décrivit en détails la vie d’une veuve hindoue dans toute sa rigueur. Il fit remarquer que la loi laisserait libres ceux qui étaient opposés aux remariages des veuves, mais permettrait à ceux qui pensaient autrement de soulager le malheur de leurs filles et de ne pas les pousser aux vices.
Toutefois, la majorité des hindous ne fut pas convaincue par les arguments de Vidyasagar à partir des śāstra. Ils restaient, avant tout, fidèles à la coutume. Radhakanta Deb prit la tête des protestataires contre le projet de loi. Le 17 mars 1856, il envoya une pétition signée par 36.763 personnes, puis encore une seconde. Grant, lui-même, fait état de quarante pétitions contre le projet de loi, avec cinquante ou soixante mille signatures, tandis que seulement vingt-cinq pétitions, signées par cinq mille personnes, s’y disaient favorables. Les opposants avaient trois objections principales : 1- le mariage des veuves était interdit par les śāstra, 2- la coutume y était également opposée, 3– les fils d’une veuve remariée seraient toujours considérés comme des bâtards, jāraj, ou des fils de prostituées. Ils demanderaient légalement leur part d’héritage, ce qui soulèverait de graves disputes familiales. Certains avançaient aussi l’idée que le veuvage était le fruit des mauvaises actions des veuves dans leurs vies antérieures, il était donc insensé de vouloir remarier ces femmes. Un opposant écrivit cette phrase : « Le veuvage des filles et des sœurs est sans nul doute une souffrance pour leurs pères et leurs frères. Mais les Hindous qui croient en la réincarnation se souviennent du fruit des actes » ! La souffrance des femmes, elles-mêmes, n’est pas mentionnée ! Certains opposants dirent aussi que la possibilité de remariage, autorisée par Parāśhar, s’appliquait à la promesse de mariage, et non au mariage lui-même. D’autres allèrent jusqu’à accuser Vidyasagar d’avoir ajouté, lui-même, le verset du code de Parāshar sur lequel il avait basé son argumentation… Il s’agit là d’un mensonge éhonté.
(Cette citation de Parāśara se trouve bien dans sa saṃhitā, IV, 30, ainsi que dans Nārada, V, 97 et Agnipurāṇa 154, 5-6, comme l’écrit P.V. Kane. . )

Une première réforme : la loi de 1856 pour le remariage d’une veuve hindoue
Pour les autorités britanniques, l’affaire était simple. Puisque les śāstra hindous autorisaient le remariage des veuves, comme le montraient les travaux du très savant pandit Iswarchandra Vidyasagar, le Conseil du gouvernement l’autorisa et décida aussi que le fils né d’une veuve remariée serait considéré légitime et hériterait de son père. Le 26 juillet 1856, la loi fut promulguée par le Gouverneur Général.
Le nom de Vidyasagar fut bientôt connu dans tout le pays. De nombreuses chansons populaires furent composées à son propos. Des admirateurs chantèrent: « Bénis sois-tu, Vidyasagar, puisses-tu vivre éternellement! ». Un autre chant se moquait du précédent : « Reste couché, Vidyasagar, puisses-tu être toujours malade. » Lorsqu’il se déplaçait, il était suivi par des badauds qui le louaient et par d’autres qui l’insultaient, au contraire.
Les premiers remariages de veuves
Trois mois seulement après le passage de la loi, Vidyasagar organisa le mariage d’un brahmane avec une fillette âgée de 10 ans. A son premier mariage, elle avait 4 ans et était devenue veuve à 6 ans. Le mariage eut lieu en grande pompe à Calcutta chez un ami du pandit. Ce dernier dépensa beaucoup d’argent à cette occasion. Plusieurs professeurs du Sanskrit College assistèrent à la cérémonie ainsi que des personnalités de Calcutta. Les opposants avaient essayé sans succès d’empêcher les célébrations. La foule était immense, et la police partout présente. Un journal opposé au remariage des veuves écrivit que le marié et Vidyasagar, lui-même, avaient voulu plaire aux autorités anglaises, et que le pandit complotait avec elles pour détruire le dharma hindou !
On peut s’étonner que, nonobstant son article condamnant les mariages d’enfants, Vidyasagar n’ait pas hésité à organiser le remariage d’une fillette âgée seulement de 10 ans. Sans doute pensait-il que la condition de veuve était la pire de toutes. En fait, à l’époque, il était habituel pour une fille hindoue d’être mariée à 8 ou 9 ans (Gauri dan).
Les quatre mariages suivants eurent lieu parmi des kayasthas, la caste juste au-dessous des brahmanes. Le premier concernait une fille de 12 ans, mariée une première fois à 9 ans et veuve 3 mois plus tard, le troisième une fille de 14 ans qui avait été une première fois mariée à 9 ans et était devenue veuve à 10. Le quatrième mariage concernait une fille mariée d’abord à 7 ans, veuve à 11 et remariée à 14.
En 1857, pendant la Révolte des Cipayes, ces soldats indiens incorporés dans l’armée britannique, Vidyasagar dut cesser d’organiser des remariages de veuves. Certains opposants firent circuler la rumeur selon laquelle la loi permettant le remariage des veuves avait été l’une des causes de la révolte.
Les difficultés financières de Vidyasagar
Dès la fin des hostilités, Vidyasagar se remit à la tâche pour faciliter le remariage de veuves. Toutefois, le peu d’enthousiasme du public pour cette réforme devenait de plus en plus évident. L’appui des autorités coloniales était indispensable, ne serait-ce que pour assurer la protection physique des mariés et celle du pandit, lui-même. En 1857, le cinquième mariage eut lieu dans une famille de brahmanes. La fillette, mariée à trois ans, était devenue veuve la même année. Elle fut remariée à huit ans. Comme pour les mariages précédents, le pandit dépensa beaucoup d’argent. Ces sommes servaient-elles à inciter les parents du couple à franchir le pas, ou bien à payer les frais de la cérémonie, à acheter des bijoux et à donner une dot, les deux, sans doute. Le pandit dut souvent subvenir aux besoins quotidiens des familles pauvres qui, après avoir donné ou accepté une veuve en mariage, ou après avoir seulement gardé des liens avec les familles concernées, étaient ostracisées et persécutées. Les nouveaux mariés dépendaient souvent entièrement des subsides donnés par Vidyasagar. Dans les villages, les organisateurs de ces unions devaient intenter des procès et chercher réparation en justice pour se défendre contre des opposants très violents qui allaient jusqu’à les attaquer physiquement, et cela coûtait cher.
Des journalistes, soutiens du pandit, étaient navrés de sa situation financière désastreuse. Le 20 mai, un journal précisa que Vidyasagar avait marié soixante veuves et avait dépensé pour cela quatre-vingt-sept mille roupies. Des appels aux dons furent lancés.
Vidyasagar apprit l’initiative de ses amis et en fut fâché. Il fit paraître son point de vue dans le journal Hindoo Patriot. Cette déclaration permet de saisir la grande dignité du pandit. « Si les personnes qui ont lancé cette souscription avaient limité leurs efforts à la constitution d’un Fonds pour les mariages de veuves et n’avaient fait aucune allusion à mes dettes, pour le remboursement desquelles j’ai à peine besoin de le répéter je n’ai pas eu et je n’ai pas la moindre intention de faire appel au public, je n’aurais pas cru nécessaire de protester contre cette agitation. Mais le but national pour lequel je travaille a été tellement mêlé à moi personnellement que je dois protester contre cette démarche et demander à ces personnes qui en ont eu l’initiative de mettre un terme à leurs efforts. »
Polémiques autour du mariage de son fils avec une veuve
Un événement important fut en 1870 le mariage du fils unique de Vidyasagar, âgé de 22 ans, avec une veuve de 14 ans. Il s’y était décidé seul, son père l’approuva, mais sa mère y fut très opposée. Les parents et alliés, très hostiles, craignirent d’être mis au ban de leur caste et de ne pas pouvoir marier leurs enfants !
Le pandit déchaîna la haine des opposants à tel point que son père envoya du village un garde du corps pour le protéger. Vidyasagar s’aperçut vite que cette réforme ne rencontrait pas le succès escompté. La coutume était plus forte que les injonctions des Codes de lois et plus forte aussi que la pitié pour les veuves enfants. Les femmes, les premières concernées, n’eurent pas voix au chapitre. L’amertume et le chagrin que cet insuccès causa à Vidyasagar ne le quittèrent plus jusqu’à la fin de sa vie.
Les raisons de cet échec furent d’abord le respect pour la coutume, plus fort encore que celui pour les codes de lois. En effet, ces textes étaient nombreux, se contredisaient parfois et pouvaient aussi être rejetés sous prétexte qu’ils concernaient une pratique acceptée lors d’un autre âge mais interdite à l’âge kali. Une seconde raison importante était que les castes supérieures qui se différenciaient, entre autres, par le célibat forcé de leurs veuves, des basses castes qui, elles, les remariaient, souhaitaient ardemment maintenir cette différence. En même temps, certaines basses castes s’efforçaient de monter dans la hiérarchie sociale en ne remariant plus leurs veuves, selon le phénomène dit de sanskritisation. Par ailleurs, les Bengalis éduqués à l’anglaise, lecteurs de Malthus, craignaient une croissance excessive de la population si les veuves se remariaient. Ils pensaient aussi que les vierges ne trouveraient pas de mari si les veuves en attiraient successivement deux. Enfin, les tenants de la tradition avaient fait de la bataille à propos du remariage des veuves un combat pour la préservation d’un symbole de l’autorité patriarcale et de la structure hiérarchique de la société. La chasteté des femmes, et d’abord de la veuve, était le pilier sur lequel reposait toute l’hindouité !
A l’échelle de l’Inde, le livre de Vidyasagar fut traduit dès 1856 en marathi, et dix ans plus tard une association fut fondée à Bombay pour favoriser le remariage des veuves.

Une seconde réforme : l’interdiction de la polygamie chez les brahmanes kulīn
L’interdiction de la polygamie fut la seconde grande réforme demandée par le pandit. Le roi Ballāl Sen, qui régna sur le Bengale au XIIe siècle (de 1159 environ à 1169), introduisit la distinction prestigieuse de kulīn parmi les brahmanes de son royaume. Parmi leurs lignées, ce roi voulut distinguer celles dont les membres se conduisaient en étroite conformité avec les Codes de lois, les Dharmaśāstra, en leur accordant le titre de kulīn, ce qui signifie bien né, de bonne lignée. Pour conserver ce titre dans leur famille, les brahmanes kulīn devaient posséder plusieurs qualités dont une parfaite pureté rituelle. Ils devaient aussi être humbles, savants dans les textes sacrés et demeurer fidèles à leurs observances. Ils devaient aussi se marier et marier leurs filles dans des familles kulīn sous peine de perdre leur statut. Au fil du temps, la question du mariage devint primordiale, tandis que les qualités personnelles du kulīn ne comptèrent plus. On attribue à un célèbre généalogiste, de la fin du XVe siècle, la division des kulīn en sous-groupes endogames au nombre de trente-six, appelés mel, rendant plus étroites encore les règles de mariage. Par la suite, les brahmanes, dont les lignées n’avaient pas reçu le titre de kulīn, ou bien ceux qui appartenaient à des familles qui, n’ayant pas observé les règles des échanges matrimoniaux, avaient été dégradées, s’efforcèrent de faire épouser à leurs filles des kulīn pour accroître, ou recouvrer, leur prestige. Les kulīn ne voulaient pas accepter de filles à moins de recevoir des sommes d’argent considérables et de nombreux cadeaux. De ce fait, une fille de brahmanes kulīn pauvres trouvait difficilement un époux kulin, et les hommes kulīn, très sollicités, acceptaient de très nombreuses épouses pourvu qu’elles fussent richement dotées. Il n’était pas rare qu’un brahmane kulīn épousât plusieurs dizaines de femmes qui, délaissées par leur mari, une fois la dot versée, demeuraient leur vie entière en souffrance chez leur père, puis chez leur frère. Les pères de famille kulīn, craignant pour leur salut dans l’au-delà s’ils ne mariaient pas leurs filles, n’hésitaient pas à leur faire épouser des vieillards alors qu’elles étaient encore enfants. Ces fillettes allaient bien vite grossir les rangs des veuves et étaient, de ce fait, condamnées à la chasteté et aux austérités ou, pire encore, à la mort sur le bûcher funéraire de leur époux, avant l’interdiction de cette pratique. Une fille plus âgée pouvait aussi être mariée à un bébé. La Gazette de l’éducation du 19 juin 1885 fait état d’un cas semblable. Après le mariage, la mariée se pendit.
Vidyasagar fut, à son tour, très sensible au triste sort des épouses et des filles de ces brahmanes et fit tout son possible pour y remédier. Comme pour la campagne concernant le remariage des veuves.
• Premières démarches contre la polygamie
Le 27 décembre 1855, le pandit fit signer au Mahārājā de Burdwan et à d’autres une première pétition adressée au gouvernement dans laquelle on lisait : « Les Coolins (sic) se marient seulement pour l’argent et n’ont nullement l’intention de remplir aucun des devoirs que le mariage impose. Les femmes qui sont ainsi nominalement mariées sans aucun espoir de jouir jamais du bonheur que le mariage est censé leur apporter, ou bien languissent par manque d’objets dans lesquels placer leur affection spontanée, ou bien, trahies par la violence de leurs passions et par leur mauvaise éducation, vont jusqu’à l’immoralité. » Le 31 décembre, une autre pétition fut envoyée demandant qu’une loi interdît la pratique de la polygamie. Les principaux intéressés, les brahmanes kulīn et les pandits, leurs obligés, commencèrent à s’inquiéter. Une grande réunion se tint, sous la présidence du même Radhakanta Deb contre l’initiative de Vidyasagar, et un périodique écrivit qu’une loi toucherait aux pratiques religieuses des Hindous, ce qui était très grave. Le temps et l’éducation ne manqueraient pas de remédier aux inconvénients les plus criants de la polygamie.
Jusqu’en février 1856, un grand nombre de pétitions signées par des personnalités, furent envoyées aux autorités. Neuf mille signatures pour l’interdiction de la polygamie furent recueillies et, en juillet 1856, trente pétitions furent encore envoyées de tout le Bengale. En même temps, Radhakanta Deb, toujours très actif, envoya aux autorités une première contre-pétition avec mille six cent trente-huit signatures et, l’année suivante, d’autres encore. Toutefois, il semblait qu’une loi interdisant la polygamie allait bientôt devenir une réalité. Mais c’était sans compter sur la Révolte des Cipayes, en 1857, qui rendit les autorités encore plus circonspectes à l’égard des usages de leurs sujets hindous. Les partisans de l’interdiction légale arrêtèrent leurs démarches. Les pétitions positives reprirent seulement sept ans plus tard. Mais, cette fois, même la presse favorable au remariage des veuves, jugea que, bien que la polygamie fût une très mauvaise coutume, il fallait s’opposer à la demande d’intervention formulée par le pandit Vidyasagar auprès du gouvernement étranger. Les Hindous devaient régler seuls leurs problèmes sociaux.
• Reprise de la campagne
Malgré tout, en 1866, Vidyasagar reprit l’offensive contre la polygamie des kulīn. Il rédigea une pétition qui fut signée, cette fois, par plus de vingt mille personnes dont le Mahārājā de Nadia et Debendranath Tagore. On y rappelait la précédente, signée par vingt cinq mille personnes, envoyée neuf ans auparavant. Les principaux signataires, accompagnés de Vidyasagar, se rendirent en délégation auprès du Lieutenant Gouverneur. Une fois encore, Radhakanta Deb fit parvenir une contre-pétition dans laquelle il soulignait que la loi, si elle était votée, devrait s’appliquer aussi aux musulmans, nombreux dans la province, qui étaient également polygames. Cette objection serait reprise par la suite.
Le périodique Hindoo Patriot publia un article favorable à la réforme dans lequel il soulignait le rôle d’initiateur joué par Vidyasagar. Le journal rappelait que trente-deux pétitions allant dans le même sens avaient déjà été envoyées cette année 1866. Le journal reprenait l’avis de Vidyasagar qui maintenait que « les maux causés par la polygamie des kulīns étaient aussi rampants que jamais. »
La pétition de 1866, qui comptait vingt et un mille signatures, était adressée au Lieutenant Gouverneur du Bengale qui reçut la délégation des principaux signataires. Il promit de soumettre leur pétition au Gouverneur Général en son Conseil. Mais celui-ci ne fut pas favorable à la préparation d’un projet de loi. Il ne croyait pas que la majorité des Bengalis, même instruits, le souhaitait. Et aussi, fallait-il légiférer pour le seul Bengale ou pour l’Inde entière ? Pour connaître l’opinion des principaux intéressés, un Comité fut constitué, comprenant deux Britanniques et cinq Bengalis dont Vidyasagar. Tous les membres du Comité exprimèrent leur confiance dans le passage du temps pour éradiquer la funeste coutume qui, du reste, avait déjà bien diminué, écrivaient-ils. Seul, Vidyasagar exprima un avis contraire. Les autorités décidèrent qu’il n’était pas opportun de légiférer.
• Les écrits du pandit contre la polygamie
Vidyasagar ne s’avoua pas vaincu et, une fois encore, reprit la plume. En 1871, il écrivit, imprima et distribua un premier opuscule, intitulé (Bahuvivāha rahit haoyā ucit kinā etadviṣayak prastāv) « Doit-on mettre un terme à la polygamie ? » Après un tableau consternant des pratiques des kulīn, il cita le législateur Manu qui permettait à un homme de prendre une seconde épouse seulement dans certains cas bien précis selon les versets suivants de son code de lois : « Une femme adonnée aux liqueurs enivrantes, ayant de mauvaises mœurs, toujours en contradiction avec son mari, frappée d’une maladie incurable comme la lèpre, d’un caractère méchant et qui dissipe son bien, doit être remplacée par une autre. » (9, 80, trad. fr.). Puis, « Une femme stérile doit être remplacée la huitième année ; celle dont les enfants sont tous morts, la dixième ; celle qui ne met au monde que des filles, la onzième ; celle qui parle avec aigreur, sur–le-champ. » (9, 81, trad. fr.)
Dans ce premier opuscule, Vidyasagar répondait longuement aux objections faites à l’interdiction de la polygamie, mais, d’abord, il retraçait avec précision l’histoire du kulinisme depuis son introduction et mentionnait aussi les kayasthas kulins. Il avait fait faire une enquête sur le nombre de mariages contractés par les kulīn résidant dans le district de Hooghly. Il en donnait le résultat avec le nom et l’âge des mariés. Dans 86 villages vivaient alors 197 brahmanes polygames qui avaient épousé un total de 1298 femmes. Par ailleurs, un habitant du Bengale oriental, à cinquante-cinq ans, s’était déjà marié cent sept fois.
Comme lors de la campagne pour le remariage des veuves, la prise de position de Vidyasagar suscita une grande agitation et l’opposition de nombreux pandits et même de ses propres amis. Un journaliste, membre du Brahmo Samaj et donc le plus souvent favorable aux réformes, lui conseilla d’abandonner sa campagne pour obtenir une loi, puisque le Gouvernement n’y était pas favorable, et de consacrer plutôt son énergie à « améliorer la littérature vernaculaire du pays. » Un autre journaliste ne voyait pas la nécessité d’avoir recours aux textes des Codes de loi pour faire interdire une coutume qu’il qualifiait de désastreuse. Cette référence aux textes ne faisait que multiplier inutilement l’agitation, les controverses et la polémique.
En 1873 Vidyasagar écrivit et publia un second livre sur la polygamie en réponse à des pandits du Sanskrit College qui l’avaient soutenu quand il était leur directeur et s’opposaient à lui à présent. Même du côté des membres du Brahmo Samaj, le soutien attendu ne vint pas. Le nationalisme culturel de ses membres, autour de Debendranath Tagore, voulait tenir le gouvernement étranger en dehors des affaires religieuses et sociales des Hindous. Leur opposition rejoignait finalement celle des tenants d’un hindouisme orthodoxe, hostile à toute réforme. Attaqué de toutes parts et seul contre tous, Vidyasagar s’est montré vindicatif et méprisant dans son second ouvrage. C’est dommage, certes, mais il était à bout. Même le romancier Bankim Chandra Chatterji écrivit un article dans lequel il s’opposait à ceux qui voulaient réformer la société, aussi bien en faisant intervenir des lois qu’en s’appuyant sur le contenu des anciens Dharmasastras. Chatterji préférait compter sur le passage du temps plutôt qu’agir, ou même soutenir, ceux qui, comme Vidyasagar, oeuvraient pour réformer les abus les plus criants de leur société.
En fait, bien des années après l’envoi par le pandit de sa première pétition, des articles dans la presse faisaient état de la persistance de la coutume. Toutefois, le Bengale du dernier tiers du XIXe siècle était avant tout soucieux de défendre ce qu’il lui restait d’autonomie face aux colonisateurs. La polygamie fut interdite par une loi en 1954 seulement, sept ans après l’indépendance de l’Inde. Plus d’un siècle après la campagne menée par Vidyasagar, il y avait encore des polygames parmi de vieux brahmanes à Calcutta. J’en ai connu !

Le projet de loi sur L’âge du consentement : la réponse de Vidyasagar
Enfin, en 1891, cinq mois avant sa mort, Vidyasagar eut à donner son avis sur le projet de loi dit de l’âge du consentement, Age of Consent Bill, à la demande du gouvernement. Il s’agissait d’interdire par une loi la consommation du mariage avant que la mariée eût douze ans. Auparavant, en 1860, la limite avait été fixée à dix ans, sous peine de poursuite pénale. Ce projet de loi fut initié par Behramji Malabari, un réformateur parsi de Bombay. Il avait mis en avant des accidents mortels survenus lorsqu’un mari s’était uni avec son épouse qui n’était encore qu’une toute petite fille. Une nouvelle fois, cette proposition de réforme souleva des mouvements d’opinions opposées très violents dans l’Inde entière. Selon les opposants, le gouvernement étranger était, une fois encore, appelé à s’ingérer dans les coutumes religieuses hindoues. En effet, une loi n’autorisant pas la consommation du mariage avant l’âge de douze ans rendait hasardeuse la célébration de la cérémonie appelée garbhādhāna, imprégnation de la matrice. Selon les textes et la coutume, cette cérémonie devait accompagner la consommation du mariage qui, elle, devait impérativement avoir lieu juste à la puberté de la fille. Premières règles, mariage et cérémonie garbhādhāna devaient être quasi simultanés. De plus, le sage Parāśhar, que Vidyasagar avait cité dans sa campagne pour le remariage des veuves, écrit (au chapitre 7, verset 5,) « Quand une fille atteint douze ans, si le père ne la marie pas, ses ancêtres boivent, sans interruption, chaque mois, le sang de ses menstrues. » Voici le verset suivant. « La mère, le père et le frère aîné iront en enfer s’ils négligent de marier la fille avant ses premières règles. »
C’est dans ce contexte que Vidyasagar répondit aux autorités qu’il fallait rédiger la loi de sorte qu’elle protégeât l’épouse-enfant sans s’opposer à la coutume religieuse qui imposait la cérémonie de l’imprégnation. Il exposa ses arguments dans une note datée du 16 février 1891. Il écrivit : « … j’aimerais que cette mesure soit rédigée de façon à donner une protection adéquate aux petites filles mariées, child-wives, sans interférer en aucune façon avec un quelconque usage religieux. » Il proposait de déclarer un délit la consommation d’un mariage avant les premières règles, sans fixer d’âge. Il pensait que les règles ne survenaient pas avant l’âge de treize, quatorze ou même quinze ans, ce qui était très rare. En même temps, il donnait satisfaction à sa communauté. Le pandit n’obtint pas gain de cause, et la loi fut promulguée, ce qui était un progrès. Des commentateurs mirent sur le compte de l’âge et de la maladie ce qu’ils considéraient comme un reniement de Vidyasagar, le réformateur. D’autres encore invoquèrent son découragement devant l’incapacité des Hindous à accepter les réformes. L’historien Sumit Sarkar pense que ce fut le recours aux Codes de lois, śāstra, habituel pour le pandit, qui influença son opinion. Peut-être aussi, en l’absence de statistiques, ignorait-il la moyenne d’âge des premières règles ?
On peut penser aussi que Vidyasagar s’était toujours efforcé de garder des liens avec sa communauté en tenant compte de ses textes de loi, tout en avançant des réformes qui allaient dans le sens du progrès. C’était un équilibre bien difficile à maintenir. Le pandit ne faisait partie ni par ses origines, ni par son éducation, ni par son mode de vie des « Éduqués à l’anglaise » avec tout ce que cela impliquait de privilège et d’occidentalisation. Sa modernité était née de sa compassion et non de la fréquentation des philosophes européens. Cet homme, bien que traditionnel par son éducation et son mode de vie, défendit un humanisme moderne.
On ne s’interrogera pas sur les idées religieuses de Vidyasagar ni sur ses très nombreux écrits, 27 ouvrages et 12 éditions savantes. Sa prose fut jugée la meilleure de son époque avant celle de Tagore. Tagore, lui-même, écrivit : « Vidyasagar fut le premier véritable artiste de la langue bengalie. »
La folle générosité du pandit fut aussi un trait important de son caractère (soutien de Michael Madhusudan Datta en France en 1864-65). Il fut appelé Karunasagar, océan de compassion. D’autres traits importants furent son obstination et son impétuosité.

Conclusion
À propos de ce que l’on doit appeler ses échecs, concernant d’abord la réforme permettant le remariage des veuves hindoues qui, malgré le passage de la loi, n’eut que très peu d’effet, et l’interdiction de la polygamie qu’il ne réussit pas à obtenir des Autorités, il lui a été reproché, au lieu « d’essayer de subvertir la structure de pouvoir de la société hindoue », d’avoir cherché à obtenir le patronage, à la fois des « dalpatis », ces leaders de la communauté, et des pandits eux-mêmes. Cette critique me paraît injuste. On ne voit pas bien comment un homme seul aurait pu porter atteinte à l’union du pouvoir « social », sinon politique, et du pouvoir « religieux » qui étaient alliés depuis la nuit des temps. Vidyasagar n’ignorait pas que ces chefs de clan ne possédaient pas le pouvoir politique ; c’est pourquoi, jugeant, en outre, ces hommes inconstants et indifférents au bien public, il s’est tourné vers le véritable ‘roi ‘: le gouvernement britannique. On lui a aussi reproché de ne pas avoir plutôt demandé la création d’un mariage civil ! Des années plus tard, le Mahatma Gandhi, bien qu’auréolé de son prestige pan-indien, ne réussit pas non plus à faire accepter dans les mœurs la suppression de l’intouchabilité. On ne peut pas tenir rigueur à Vidyasagar, alors qu’il connaissait mieux que personne les limites de sa stratégie qui tentait de mobiliser une élite largement émasculée et une classe brahmanique dont le prestige était déjà fort diminué, d’avoir tenté l’impossible par amour des femmes, déesses, peut-être, mais aussi, et surtout, servantes et « faire-valoir ».