Catégories
Synthèses

La part de l’Inde

Conférence donnée par Jean-Claude Carrière, écrivain, scénariste

13 décembre 1996, Centre culturel britannique, Paris

«  Comment une œuvre, conçue et exécutée dans un pays, dans une culture, dans une civilisation peut-elle se transporter dans une autre culture ? Comment peut-elle circuler ? Que perd-elle, que laisse-t-elle en route ? Éventuellement, que peut-elle gagner ? Ce que j’ai voulu dire par « la part de l’Inde », c’est justement cela. Quand nous empruntons à l’Inde une de ses œuvres et que nous la faisons nôtre, quelle est dans notre œuvre “la part de l’Inde” ? »

Autour du travail fait tout au long de 15 années avec Peter Brook sur le Mahâbhârata, Jean-Claude Carrière nous explique dans quelles circonstances et comment il a abordé cet immense poème avec Peter Brook. Le Mahâbhârata est venu à eux « par hasard », en 1973, par l’intermédiaire de Philippe Lavastine, remarquable professeur-conférencier.

1ère étape : raconter le Mahâbhârata

Désireux d’étudier la possibilité d’en faire une adaptation théatrale, Peter Brook et moi-même ne connaissions du Mahâbhârata que la Bhagavad Gîtâ. « Pourquoi Arjuna, au début de la bataille, sent-il ses genoux trembler, son arc s’échapper de sa main, pourquoi refuse-t-il de donner le signal de la bataille ? » Ce fut la première question de Peter Brook à Philippe Lavastine. Après un moment de silence, ce dernier lui dit : « Avant de répondre à cette question, il faut d’abord que je vous dise qui est Arjuna. »… Ensuite il a fallu parler de ses frères, de ses cousins, de ses ancêtres… Au fur et à mesure des soirées passées chez Philippe Lavastine, il nous semblait pratiquement impossible de l’adapter d’une manière théâtrale. Pourtant, un soir, Peter Brook m’a dit : « Nous le ferons quand ce sera prêt et ce sera aussi long que ça sera. » Cette approche sans lecture préalable, par l’intermédiaire d’un connaisseur du sanskrit et de l’œuvre, qui nous l’a racontée, a duré un an.

2ème étape : lire le Mahâbhârata

À partir de ce moment-là, nous sommes passés à « la grande lecture » ; lisant le Mahâbhârata, l’un dans la version française d’Hyppolite Fauche, l’autre dans une version anglaise, séparément, pendant un an, chacun étant absorbé dans d’autres activités. A suivi une deuxième « grande lecture », pendant un an encore, mais cette fois ensemble, avec de temps en temps l’aide de quelques professeurs de sanskrit pour venir éclairer tel ou tel passage. Nous avons commencé à éliminer certains chapitres répétitifs ou non dramatiques, et à poser un certain nombre de questions de « construction dramatique ».

L’immersion en Inde

Après trois ans passés à la découverte du texte, le moment était venu d’aller en Inde. Nous sommes partis à trois ou quatre, avec notamment le musicien japonais Toshi, pour une série de voyages qui avaient deux buts précis :

l’un était de rencontrer tous les jours , si possible, une troupe indienne – acteurs, danseurs, chanteurs, conteurs ayant directement une relation avec le Mahâbhârata – en essayant d’entrer en contact avec l’œuvre de notre point de vue d’hommes de théâtre rencontrant d’autres groupes de théâtre.

L’autre aspect de ces voyages était d’accueillir toutes les images, les sensations, les sons de l’Inde, sans aucune discrimination, et de rencontrer un éventail de personnes, allant d’un « saint » hindouiste à des philosophes marxistes de Calcutta, dont le point de vue sur l’œuvre était tout aussi passionnant.

Peu à peu, au fil des voyages, par élimination, nous nous rendions compte que notre forme théâtrale devrait garder « la part de l’Inde », mais sous quelle forme cette part pourrait-elle exister ?

Des adaptations qui gardent « la part de l’Inde »

Comment une œuvre peut-elle voyager ? Comment une œuvre conçue, écrite, chantée, jouée en sanskrit et dans d’autres langues indiennes il y a très longtemps pourrait-elle être représentée en français au festival d’Avignon ? Cette question touche des domaines inattendus. Par exemple, est-il concevable qu’un public français retienne des noms comme Drishtadyumna ou Yudhishthira ? Nous avons répondu « oui ». Voilà une « part de l’Inde » qui reste dans un texte français : les noms de personnages, les noms de lieux et certains concepts indiens dont l’équivalent n’existe pas chez nous. Cette « part de l’Inde » qui doit rester ne concerne en effet pas seulement l’extérieur des choses (les costumes, le vocabulaire employé, les lumières, les gestes, les décors) mais aussi l’intérieur (les sentiments profonds et, bien entendu, la pensée).

Par exemple, s’il y a une notion qui est au cœur du Mahâbhârata, c’est bien celle de dharma, et il était donc absolument hors de question de la supprimer. Vyasâ, « composeur » du poème, dit qu’il l’a écrit pour « inscrire le dharma dans le cœur des hommes. » Or, le dharma ne correspond à aucun concept occidental ; c’est à la fois une notion individuelle – chacun de nous a son dharma avec lequel il est né et qu’il doit respecter et si possible développer -, et ce dharma individuel doit être mis en accord avec le dharma universel, que nous appellerions « l’ordre du monde » ; et ce qu’il y a de très profond et de très particulier à la pensée indienne, c’est que l’ensemble des dharma individuels est en quelque sorte le support et le garant du dharma cosmique.

Mais comment parler du dharma ? Il a fallu pour cela écrire une scène – qui n’existe pas dans le poème original – entre Bhisma et Krishna, assez tôt dans le déroulement de l’œuvre, dans laquelle, sous forme d’interrogation, Krishna amène Bhisma à définir le dharma. Sans cette scène, l’œuvre tout entière n’aurait eu aucun sens. Et c’est une scène qui n’a aucun équivalent dans le poème initial parce que, bien entendu, le concept est familier aux lecteurs indiens.

Il y a aussi une expression qui revient souvent dans le poème et qui se traduit littéralement par « les secrets mouvements de l’atman » ; comment trouver une équivalence ? « Inconscient » ne convient pas parce que ce mot est en français a une résonance freudienne. C’est Amadou Hampaté-ba qui nous a trouvé la solution avec une expression très simple « le cœur profond »,

Ces problèmes de langage sont directement liés à la pensée, puisqu’il s’agit d’exprimer des concepts qui ne sont pas les nôtres. Ainsi, pour chaque mot français utilisé il fallait se méfier de ne pas lui faire transporter sur scène des images françaises ; ainsi les mots « chevalier » et « noble » de connotation médiévale ou « glaive », trop romain, etc.. Les mots ne sont jamais innocents. Quand un acteur les prononce, il projette en même temps sur le public des images qui risquent de troubler « la part de l’Inde », de la corrompre. Il y a dans le Mahâbhârata des prophéties comme dans les grands textes classiques, mais le mot « prophète », pour nous, est lié à la Bible et au désert. Quand, dans notre tradition, on se retire au désert, en Inde, on se retire dans une forêt. J’ai donc coupé le mot prophète et j’ai établi des listes de mots rigoureusement interdits, parmi eux, des mots d’un usage courant. Par exemple, le mot « désarçonner » qui vient d’ « arçon », et donc de « cavalier ». Or, il n’y a pas de cavaliers dans les armées du Mahabharata.

Ce travail est rébarbatif, minutieux, technique…mais indispensable. Il s’applique aussi à tous les autres aspects du spectacle. Par exemple, pour les vêtements dont Chloé Obolensky était responsable. Elle a choisi quelques formes très simples d’une coupe indienne, reconnaissables dans certaines images de miniatures, auxquelles se sont ajoutées quelques formes extra-indiennes, venant d’autres pays. Par exemple, le personnage de Drona, joué par un acteur japonais, était habillé de vêtements japonais anciens, simplifiés.

Comment chausser les personnages ? Des chaussures de type mongol, comme on en voit dans les miniatures, ont été fabriquées. Mais, dès les premières répétitions, il est apparu que quelque chose était de trop ; la part indienne était, si l’on peut dire, excessive. Peter Brook a pris une décision radicale : « Tout le monde sera pieds nus, du début à la fin, même dans les scènes de bataille ». cela a créé un contact beaucoup plus direct et plus intime avec la terre, qui, dans le Mahâbhârata, est un des personnages : Bhumi. Krishna dit qu’il a entendu la terre se plaindre. « De quoi ? » lui demande-t-on. « D’être chaque jour piétinée par les pas d’hommes arrogants et multipliés. » Ces plaintes exhalées par la Terre seront une des raisons du conflit. Karna, un des héros invincibles qui se trouve du « mauvais côté », celui des Karava, sera tout de même vaincu par la Terre qui saisira « avec ses mains boueuses » la roue de son char enlisé. Aucune force au monde ne pourra faire que Karna puisse remonter sur son char, et Arjuna pourra l’abattre. Le sol du théâtre était uniquement constitué de terre et le contact des pieds nus a créé quelque chose de profondément indien.

De la même manière, la part de l’Inde est dans le tissu même : il existe une relation très étroite entre le tissage et l’écriture d’une scène. Chloé Obolensky, qui connaît admirablement toutes les techniques de tissage, m’a introduit au tissage indien : tissus de laine grossiers, mais à la beauté franche, tissus extrêmement raffinés en soie de Kanchipuram, et différents tissus intermédiaires. Je me suis rendu compte qu’il peut y avoir des scènes exquises en soie, ou des scènes de jute, plus grossières, et que l’on doit sentir dans l’écriture même de la scène ce contact avec une matière différente de la scène précédente.

Le geste indien par excellence, celui du salut, pouvait-il être demandé à des acteurs polonais, français ou américains ? Malika Sarabaï, directrice d’une École de danse à Ahmedabad, a très rigoureusement veillé à l’exactitude des gestes du début à la fin : « Oui, là le geste est correct ; là, attention, il est caricatural, il est faux ; vous avez l’air d’imiter des Indiens. »

De même pour la musique. Nos musiciens ont fait de longs stages avec des musiciens indiens.

Il faut toujours avoir en soi une question ouverte : « Qu’est-ce que je prends dans mes bagages ? » Ainsi certaines scènes du Mahâbhârata ne sont d’aucune utilité à l’Occident d’aujourd’hui, comme celles expliquant ce que doit être un bon roi dans un contexte monarchique particulier. En revanche, chaque phrase de la Bhagavad Gîtâ nous touche encore directement : la brèche interrogative reste toujours ouverte dans les considérations spirituelles les plus profondes.

Pour garder « la part de l’Inde », on conserve certaines choses, on en perd d’autres, mais on en gagne aussi. Dans un épisode du Mahâbhârata, Karna, qui doit combattre Arjuna dont il ne sait pas encore qu’il est le demi-frère, va dans la forêt rechercher l’arme universelle et redoutable auprès de l’ermite tout puissant Parashurama, sixième avatar de Vishnu qui possède le secret de cette arme. « Et il lui donna l’arme » dit  le texte. Comment adapter ce passage du poème au théâtre de façon satisfaisante ? J’ai dû inventer une scène : Parashurama ramasse un morceau d’écorce sur le sol et dit à Karna : « Tiens, lis, le secret est écrit là-dessus ». Karna prend le morceau d’écorce et à peine a-t-il fini de lire la formule que celle-ci disparaît (comme si la formule se trouvait écrite sur toute forme de matière à condition de savoir la lire). Et Karna oublie la formule magique – scientifique, dirions-nous aujourd’hui – qui lui aurait assuré la victoire.

Le Mahâbhârata, d’une certaine manière, est le grand poème de l’oubli. Il nous montre des personnages qui oublient leur origine divine, ce pourquoi ils sont là et de quoi ils sont en charge, donc leur responsabilité par rapport à l’ensemble du dharma. Ils s’enfoncent dans des querelles purement humaines. Le fil qui les reliait au ciel se casse, parfois de leur propre volonté. Ils s’enlisent dans ce que les Grecs appelaient problemata, à la même époque.

Questions-réponses

Peut-être n’est-ce pas tant « la part de l’Inde » que la part de l’universel, de l’humanité ?

Ce qu’il y a d’universel dans le Mahâbhârata, c’est probablement la notion de menace qui pourrait mettre en danger l’existence même de notre espèce. Au début du texte, Vyâsa voit un enfant et lui dit : « J’ai composé un grand poème ; j’ai tout composé mais rien n’est écrit ». L’enfant lui demande : « De quoi parle ton poème ? » « II parle de toi » lui répond Vyâsa. « II raconte l’histoire de ta race, les dangers qui te guettent, et si tu l’écoutes attentivement, à la fin, tu seras un autre. ». À partir du moment où il est établi que les hommes vont se lancer dans un conflit familial affreux alors que, des deux côtés, ils disposent d’armes qui peuvent détruire toute vie sur terre, on a le thème le plus universel possible. C’est pourquoi le poème nous parle aujourd’hui de manière très directe. C’est la part tristement universelle…

Existe-t-il beaucoup de différences entre le film qui a été tiré et la pièce, du point de vue de la durée notamment ?

Oui, puisque la pièce durait 8 heures et demie, la série de télévision 5 heures et demie, et le film 3 heures. Il ne suffisait pas de couper : éliminer une scène pour faire plus court. Il fallait, chaque fois, faire un scénario différent et prendre une autre méthode d’approche. Techniquement, la manière de procéder, c’est de se reposer sur le conteur : si une scène est trop longue et ne peut pas être jouée et filmée, le conteur peut la dire en deux phrases.

Mais la différence va beaucoup plus loin que l’écriture. On la trouve dans la mise en scène ; par exemple, la version théâtrale demandait une stylisation évocatrice : quand un personnage devait arriver sur un char pour une scène de combat, l’acteur rentrait en scène en poussant simplement une très belle roue d’une main et tenait un fouet de l’autre. Jamais personne n’a ri ou ne s’est étonné. Il n’y avait pas de chevaux, bien entendu, contrairement au film. la dimension consentie au réalisme est beaucoup plus importante dans un film que dans l’œuvre théâtrale ; cela vaut pour tout, y compris pour les chaussures, car dans le film, il n’était pas question que les combattants livrent bataille sans chaussures.

Qu’en est-il de la distribution ?

Le choix des 25 comédiens pour 17 rôles titres (un rôle titre, c’est un acteur qui ne peut jouer que ce rôle -là) a pris une année. Il fallait que les acteurs aient un physique qui corresponde au(x) rôle(s) qu’ils jouaient, qu’ils soient capables de faire physiquement un certain nombre de batailles. Ils devaient appartenir à différentes cultures et à différentes couleurs de peau, puisqu’ils travaillaient pour un centre international de recherche et de création théâtrale.

Quel accueil a reçu le Mahâbhârata en Inde ?

Alors que la pièce n’a jamais pu être montée en Inde, la version filmée en vidéo y a été très souvent projetée, et même à la télévision finalement ; elle a été accompagnée par des ateliers avec des exercices et des travaux sur le Mahâbhârata, en compagnie d’acteurs, d’interprètes et de chanteurs indiens (à Bombay, à Delhi, à Calcutta, à Bangalore… dans beaucoup d’endroits).

Je me suis un jour trouvé à Bombay devant un auditoire indien ; un brahmane m’a posé cette question : « Monsieur Carrière, pour présenter l’Inde au reste du monde, pourquoi avez-vous choisi le Mahâbhârata qui est plein de crimes, de cousins qui s’entretuent, de frères qui se déchirent, de sang, de trahison, au lieu de prendre le Râmâyana, qui est un merveilleux conte, charmant et délicieux ? » Je lui ai répondu : «  Monsieur, quand vous présentez l’Occident en Inde, pourquoi choisissez-vous Shakespeare, qui est plein de crimes, de cousins qui s’entretuent, de meurtres…? »

Henri Michaux dit à propos du Mahâbhârata, : « Vous raconteriez ce poème à un vieux bâton, il reprendrait feuilles et racines » (Un Barbare en Asie). En conclusion citons le Mahâbhârata même : « Ce qui est dans le Mahâbhârata est quelque part et ce qui n’y est pas n’est nulle part. » Inutile de chercher…

seeker of truth

follow no path

all paths lead where

truth is here

e. e. cummings

Recueil de notes par Claudine Gillot et Françoise Vernes.