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L’ordre du monde

Jean-Claude Carrière
L’ordre du monde

Conférence donnée le 11 janvier 2010 au Centre André Malraux

Selon Confucius, au commencement de toute entreprise, la
première chose à faire c’est de se réunir entre personnes compétentes de bonne
volonté et de définir le sens des mots utilisés.

L’ordre comme le désordre, la loi comme le chaos, sont des
concepts occidentaux qui ne trouvent que difficilement des équivalents dans
d’autres cultures. Les choses sont dans l’ordre ou dans le désordre, elles sont
ceci ou cela, mais il y a des traditions où les choses peuvent être ceci et
cela en même temps.

Parler de l’ordre du monde suppose qu’il y ait un ordre et
un monde. Y a-t-il un seul monde ? Beaucoup d’Indiens en doutent. Le monde
que nous croyons être le nôtre, dans lequel nous vivons, l’air que nous
respirons, ce que nous disons et entendons, est-ce tout le monde ? La
science contemporaine ne parle plus d’univers mais de multivers, comme s’il y
avait en même temps des quantités d’existences multiples dont nous ne percevons
qu’une très faible partie. Le physicien français contemporain, Thibault Damour,
compare notre situation à une pièce dans le midi de la France, en fin
d’après-midi. Les volets sont fermés pour se préserver de la chaleur. La pièce
est dans la pénombre. Un petit rayon de soleil passe par un trou d’une fenêtre,
et dans ce rayon de soleil dansent des quantités de grains de poussière. Nous
sommes ce rayon et nous voyons la poussière qui est dans notre rayon, sans voir
la multitude d’autres poussières tout autour de nous. Donc, avant de parler de
l’ordre du monde, nous devons nous dire que notre esprit et à plus forte raison
les mots que nous employons ne sont pas à la hauteur du sujet que nous
traitons.

C’est le premier pas. L’humilité nous oblige à admettre que
ce que nous allons évoquer pourrait être interprété d’une tout autre manière et
que, en ce moment même, dans des espaces inconnus de nous et pourtant très
proches se tiennent d’autres discours qui disent exactement le contraire. C’est
aujourd’hui une donnée scientifique.

« L’Ordre du monde » du livre de Sujata Bajaj[1]
concerne l’univers indien. En Inde, on parle des mondes : il en existe au
moins trois dans certains aspects de la théologie indienne. Pour les exprimer
nous utilisons des concepts que nous essayons d’adapter à une autre réalité de
penser que la nôtre.

L’espace pour l’Occident et pour l’Inde

Le monde physique que nous appelons traditionnellement
l’univers était en Occident le monde aristotélicien : il comprenait la
terre, au milieu, qui était le centre du monde, entourée d’un certain nombre
d’astres que nous pouvons observer toutes les nuits, et qu’Aristote appelait le
monde sublunaire, c’est-à-dire au-dessous de la lune et nous entourant. Il y
avait ensuite quelques petites étoiles au loin, dispersées dans l’atmosphère,
sans importance. Ce monde ancien dont nous venons, il nous a fallu vingt
siècles pour le faire peu à peu exploser. Ce n’est qu’au XVIe siècle
que Copernic a osé dire que la terre n’était pas le centre du monde, et ce
n’est que beaucoup plus tard que l’on a osé dire que notre soleil n’était pas
le centre du monde. Dans les livres scolaires français, c’est seulement en 1923
que le soleil cesse d’être le centre du monde !

Nous vivons donc dans un monde relativement étroit, de mince
dimension, et resté centré sur la terre pendant très longtemps. Il nous est
difficile dans notre pensée philosophique et historique de nous dégager de ces
siècles d’anthropocentrisme.

En revanche, dès l’antiquité, l’univers indien est
infiniment plus vaste que le nôtre. Il est composé d’une multitude de corps
célestes. Et même ce que l’on pourrait appeler la capitale du monde, la
ville Amaravati, planète, corps céleste, astre sur lequel vit le roi des
dieux, Indra, n’est pas la terre ; elle est constamment en mouvement dans
les espaces sans limites, ce qui est une idée extraordinaire si on la compare à
certaines équations einsteiniennes.

Dans un grand nombre de textes indiens ce n’est pas sur la
terre que la vie a commencé : le Nâtya shâstra, par exemple, place l’origine du théâtre dans une
autre terre habitée que le globe terrestre.

Le temps pour l’Occident et pour l’Inde

Si nous quittons l’espace pour aller dans le temps c’est la
même chose. Dans mon enfance, j’ai chanté des cantiques à l’église où on disait
que l’on attendait Jésus depuis plus de quatre mille ans. C’était à peu près
l’époque où on situait la création du monde. Tout ce que la paléontologie ou
l’archéologie nous apprend sur l’âge de la terre est renié en bloc et considéré
comme l’œuvre du diable, et nous devons garder à l’esprit que la croyance est
plus forte que la science. En Inde, la dimension temporelle est encore plus
vaste que la dimension spatiale. Elle envisage une histoire cyclique du monde,
qui fait que le monde dans lequel nous vivons a déjà existé plusieurs fois, a
été plusieurs fois détruit et plusieurs fois recréé. Ces périodes où le monde a
existé s’appellent des yuga et chaque yuga dure plusieurs millions d’années ; ces yuga peuvent se conjuguer entre eux pour former des kalpa qui atteignent et dépassent le milliard d’années.

La pensée cyclique qui veut que le monde existe, disparaisse
et soit recréé est différente de notre pensée occidentale qui veut que nous
vivions dans ce que nous appelons « la flèche du temps » ; le temps
lancé en avant ne saurait s’arrêter ou revenir en arrière et nous emporte tous
dans la même course.

Un yuga se termine
après un nombre considérable d’années par la victoire de Shiva, le dieu danseur
et destructeur, victoire indispensable car le monde n’a été créé que pour être
détruit. Il ne reste à ce moment-là de la terre qu’une espèce de marécage gris,
sans aucune trace de vie. Ce marécage va durer très longtemps. Les périodes qui
séparent les
yuga sont aussi
longues que les
yuga eux-mêmes et
pendant ces périodes d’arrêt, Vishnu, le dieu qui maintient les choses en place
pendant l’absence de
yuga,
s’endort sur l’océan sans limite, et il a dans son ventre Brahma, le pouvoir
créateur. À un moment donné et personne n’a jamais dit qui avait donné cet ordre, Brahma jaillit du ventre de Vishnu et
recrée le monde en un instant. On dit même que pendant cette période d’arrêt,
d’immobilité, de silence, de rien, Brahma et Vishnu rêvent pour ne pas oublier
les beautés de ce monde disparu et pour pouvoir le recréer.

Ce long préambule pour dire que les deux mots ordre et monde
n’ont pas du tout le même sens selon qu’on s’adresse à des penseurs indiens ou
occidentaux.

Le récit suivant illustre l’aspect cyclique du monde selon
les Indiens.

« Il y a longtemps, toutes les créatures avaient péri.
Ce monde n’était plus qu’une mer, un marécage gris, brumeux, froid. Un vieil
homme restait seul épargné par la destruction, il s’appelait Markandeya.

Il marchait, il marchait dans l’eau glauque, épuisé, ne
trouvant nulle part un asile, un être vivant, l’esprit désespéré et la gorge
pleine d’angoisse. Soudain, sans savoir pourquoi, il se retourna et vit un
arbre surgi dans le marais, un figuier, et au pied de cet arbre un enfant
souriant, très beau. Markandeya s’arrêta essoufflé, chancelant, ne comprenant
pas la présence de cet enfant.

Et l’enfant lui dit : je vois que tu cherches le
repos ; entre dans mon corps. Le vieil homme sentit en lui, subitement, un
grand dédain pour une longue vie humaine. L’enfant ouvrit la bouche, un vent
puissant se leva, une rafale irrésistible et Markandeya se sentit attiré,
emporté vers cette bouche. Il y entra malgré lui tout entier et tomba dans le
ventre de l’enfant.

Arrivé là, en regardant autour de lui, il vit un ruisseau,
des arbres, des troupeaux ; il vit des femmes qui portaient de l’eau, une
ville, des rues, des foules, des fleuves ; oui, dans le ventre de l’enfant
il vit la terre entière, calme et belle, il vit l’océan, il vit le ciel
illimité.

Il marcha longtemps, pendant plus de cent ans, sans jamais
atteindre la fin de ce corps ; puis le vent se leva de nouveau, il se
sentit aspiré vers le haut, il sortit par la bouche même de l’enfant et il le
vit sous le figuier. L’enfant le regarda en souriant et lui dit : j’espère
que tu es reposé maintenant. »

Quatre notions fondamentales de la pensée indienne

· Dharma

Si le monde a un ordre, cet ordre s’appelle le dharma qui est un dieu très puissant. Dharma est intraduisible dans quelque langue que ce soit en
Occident, car le mot signifie à la fois la bonne marche des étoiles, du ciel,
de l’univers, le fait que le soleil se lève et se couche, la régularité des
équinoxes, des solstices. Chacun de nous a aussi un
dharma individuel qu’il reçoit à sa naissance et auquel il
doit obéir, qu’il doit respecter et suivre tout au long de sa vie.

Ce dharma individuel
se complique d’un
dharma familial
et du
dharma d’un peuple. Le dharma pénètre toutes les sociétés à tous les niveaux,
depuis les étoiles les plus lointaines jusqu’à mon être individuel. La grande
particularité de la pensée indienne est de rendre l’ordre du monde solidaire de
l’observation du
dharma. Si une
majorité d’êtres humains cesse de respecter leur
dharma (une voie juste qui convient à ce qu’ils sont),
c’est l’ordre du monde tout entier qui est menacé. Ainsi, sur le champ de
bataille du
Mahâbhârata, même les
herbes tremblent de peur quand la bataille commence car elles se sentent elles
aussi menacées. Bien au-delà de la terre, c’est l’univers entier qui risque
d’être privé d’existence. Cette incroyable responsabilité qu’une partie de la
pensée indienne fait reposer sur l’espèce humaine semble unique dans l’histoire
de l’ordre du monde. Même si toutes les cultures ont un jour pensé et dit à
leur manière la vérité, la réalité ou tout simplement la vraisemblance de ce
qui nous entoure.

Quand on demande à Vyasa qui a conté le Mahâbhârata : pourquoi as-tu composé ce grand poème ? Il
répond : pour inscrire le
dharma dans le cœur des hommes et qu’il ne l’oublie jamais. Or nous avons
tendance à l’oublier.

En ce moment, la plupart des Indiens fidèles à la tradition
pensent que nous sommes entrés dans le yuga
de la destruction, le
kali yuga, et nous y sommes entrés depuis le jour supposé de
la mort de Krishna. Il nous conduit inévitablement à la destruction, même si en
cours de route nous pouvons trouver des poches de répit, pendant lesquelles la
destruction s’arrête pour un moment et reprend son souffle.

Ma première obligation est de connaître mon dharma, différent de celui de mon voisin : que je ne
me prenne pas pour ce que je ne suis pas, et que je respecte le
dharma des autres, de la planète et de l’univers.

« Le dharma,
quand il est protégé, protège, quand il est détruit, il détruit. » L’ordre du
monde c’est cela.

Dans certaines occasions, certains personnages peuvent-ils
oublier le dharma ? La réponse est
chuchotée par Krishna : « Oui, mais il faut le faire avec infiniment
de précaution, et il faut être bien sûr que celui qui, pour un moment, (c’est
le cas de Yudhishthira dans le
Mahâbhârata) va commettre une effraction, ne pas respecter cet ordre du monde,
mérite cette exception. »

« Quoi que je fasse, dit Yudhishthira, je suis mon dharma, je le respecte où qu’il m’entraîne », même si
Draupadî et ses frères élèvent toutes sortes d’objections pendant l’exil dans
la forêt.

· Artha

Il s’agit des biens de la terre dont nous pouvons jouir en
ce monde, et auxquels il serait absurde de renoncer.

Contrairement à une attitude religieuse occidentale qui
consiste à dire qu’il faut le plus tôt possible tourner le dos au monde et
élever son âme vers ce que nous appelons Dieu, l’Inde invite à d’abord
descendre dans la terre pour la connaître aussi bien que possible avant d’y
renoncer. On ne saurait renoncer à ce que l’on n’a pas connu. Le sannyâsin, le renonçant, reste une image idéale, mais c’est
toujours un homme d’un certain âge. Un proverbe indien dit qu’un homme ou une
femme ne doit pas renoncer au monde avant d’avoir vu les enfants de ses
enfants.

· Kâma

Kâma est l’amour y
compris sous ses formes sexuelles.Le dieu Kâma est souvent représenté comme
Eros muni d’un arc et de flèches qu’il décoche sur ceux qu’il veut empoisonner
d’amour. (Kâma a eu maille à partir avec Shiva qui l’a brûlé un jour car Shiva,
dieu de la destruction, n’a que faire du dieu qui est là pour faire durer la
vie sur cette terre.)

Quelle est la cause du monde ? La réponse est toujours
l’amour, au sens d’une attirance entre les êtres et les choses qui très souvent
dans la pensée indienne se confondent. Une attirance irrésistible va amener le
monde à exister. Certains textes indiens parlent de l’accouplement originel des
mondes. Kâma est aussi essentiel que le dharma.

· Moksha

La libération de artha,
kâma, de tous les liens sociaux,
culturels, professionnels, familiaux que nous avons pu nouer sur cette terre
pour partir à la recherche d’un autre monde et même de l’ordre du monde. C’est
ce à quoi tendent les
Mahâtma,
ces grandes âmes indiennes. La délivrance,
moksha, qui conduit à un état où l’on reçoit la mort sans
appréhension ou tristesse, est l’aboutissement des trois autres notions,
dharma, artha,
kâma.

Le dharma
et la création du monde

À l’origine, comme dans toute tradition, il n’y avait rien.
C’est très difficile de définir le néant dans la pensée indienne. En Occident,
c’est le contraire de l’être. En Inde,
se succèdent des périodes d’être et de non-être, mais ces périodes de
non-être ne sont pas des périodes de néant puisque les forces sont toujours là
endormies, et prêtes à recréer le monde.

Selon une tradition, il y a eu d’abord un œuf cosmique, brahmanda, l’œuf de Brahma, qui a éclaté et qui a donné les
différentes formes de vie qui se sont répandues dans l’univers. Une autre
tradition plus communément citée dit que tout a commencé par des vibrations
très lentes, très longues, qui ont secoué pendant très longtemps ce qui
existait. Peu à peu, elles ont émis des sons – Le premier son jamais entendu
fut la syllabe
Om – qui sont
devenus de plus en plus audibles. Ils ont formé des voyelles, liées à des
consonnes. Ces sons ont formé des mots, ce qui leur a pris beaucoup de temps,
et ces mots se sont mis ensemble pour composer les
Veda. Les Veda
sont donc nés du cosmos, et ne peuvent dire que la vérité puisqu’ils ont été
livrés par l’univers lui-même avant même que le moindre auteur ait pris la
peine d’écrire. Ils disent le vrai mais obscurément. Comme toujours la vérité
initiale est énigmatique, d’où la nécessité d’expliquer les
Veda par des textes très nombreux. Après viennent les
poèmes épiques, le
Mahâbhârata et
le
Râmâyana, qui sont les
premiers textes à faire apparaître une fiction et des personnages qui ont des
noms, Arjuna, Yudhisthira, Duryodhana, et qui agissent. Ils ont été créés par
un poète que l’on nomme Vyâsa traditionnellement. C’est la première fois qu’un
auteur apparaît, bien que cet auteur, étrangement, ne sache pas encore écrire.
Le début du texte nous dit d’ailleurs qu’il cherche quelqu’un pour écrire ce
qu’il a composé ; Brahma qui l’a entendu lui envoie Ganesha qui arrive
avec son écritoire, qui se coupe la défense droite pour la tremper dans
l’encrier et dit qu’il est prêt à condition de ne pas être arrêté en cours de
route.

Le principe même du poème épique est que tous les
personnages principaux sont des demi-dieux, tel Achille ou Hector chez les
Grecs. Les dieux eux-mêmes, comme Vishnu sous la forme de Krishna (son huitième
avatara) dans le Mahâbhârata,
participent à la bataille et à la vie humaine. Cette fiction, à l’instar de
l’Iliade, raconte une grande bataille entre des forces opposées, comme s’il
restait dans la mémoire le souvenir d’un affrontement initial, tragique
(dix-huit millions de morts, dit-on dans le
Mahâbhârata).

Au cours de ces batailles, les personnages d’origine divine
oublient leur origine, coupent en quelque sorte le fil qui les reliait au ciel,
et deviennent des hommes plongés dans les problèmes sanglants de la terre que
les Grecs appelaient problemata. Le
poème épique est toujours un poème de l’oubli. Nous oublions notre origine,
notre responsabilité, notre
dharma
qui a été mis de côté au profit des intérêts immédiats qui nous déchirent.

« Le dharma,
quand il est protégé, protège.

Quand il est détruit, il détruit.

Mais pour maintenir le dharma, il faut peut-être quelquefois l’oublier. »

L’oubli du dharma

La Bhagavad Gîtâ,
texte sacré, se trouve au tout début du récit de la bataille. Arjuna, le
commandant en chef des Pândava qui se trouve sur un char conduit par Krishna,
attend ce jour depuis son enfance : il va enfin pouvoir donner le signal
du combat. En face de lui se tient l’armée des Kaurava dans laquelle se trouve
une partie de sa famille. Il est
là sur son char, et, ce que les Indiens ont très bien senti, son corps lui
parle avant même que son esprit ait réalisé ce qu’il lui arrive : il tient
une corne pour donner le signal de la bataille, mais il voit que son bras
tremble, que sa main s’ouvre pour laisser tomber son arc, que ses genoux
fléchissent. Qu’est-ce que mon corps veut lui dire ? Il s’adresse à
Krishna : « À la vue de mes parents, mes jambes faiblissent, ma
bouche se dessèche, mon corps tremble, mon arc s’échappe de mes mains, ma peau
brûle et je ne peux plus me tenir debout. Que pourrait m’apporter de bon ce
combat ? Comment désirer la victoire, les plaisirs et même la vie ?
Oncles, neveux, cousins et Drona, mon maître, sont tous là. Je ne peux pas
souhaiter la mort des miens, tout bonheur me serait impossible ; je
préfère ne pas me défendre et attendre ici la mort. »

Le dharma d’Arjuna
c’est de combattre de son mieux. Il a été élevé pour cela et tout à coup il y
renonce. C’est sur le champ de bataille que Krishna va lui donner
l’enseignement de la
Bhagavad Gîtâ,
en arrêtant en quelque sorte le temps du déroulement de la bataille. Krishna
voit la détresse de son ami, alors il lui montre le vrai chemin de l’action.
Cette action doit être désintéressée. Nous devons agir sans penser aux fruits
que nous retirerons de nos actes.
Pour contrôler notre esprit, toujours fébrile, turbulent, indomptable, un
très long chemin est nécessaire.

Alors Krishna conduit Arjuna dans la forêt touffue de
l’illusion (le monde est peut-être une illusion). Il lui enseigne l’antique
yoga de la sagesse et le mystérieux chemin de l’action. Il lui montre le
véritable champ de bataille qui se situe à l’intérieur de lui-même, celui où
l’on combat seul. C’est le plus secret de tous les savoirs. Et pour finir, il
lui montre sa forme universelle, et là, nous retrouvons l’ordre du monde. Grâce
à ce que l’on pourrait appeler une extase, que seuls les dieux peuvent fournir,
on a la possibilité de voir tous les mondes en un point. « Je ne peux
pas compter tes bouches, dit Arjuna, ni tes yeux, tes bijoux, tes vêtements,
tes armes ; c’est une vision prodigieuse, cette forme qui pénètre tout,
magnifique et sans fin, comme si mille soleils se levaient dans le ciel. Je te
vois, je vois tous les mondes en un point. »

Ce texte très ancien parle déjà de mille soleils, alors que
l’astronomie aristotélicienne ne parlait que d’un soleil soumis à la terre,
conduit par un char tiré par des chevaux célestes.

« Tous les guerriers se précipitent devant ta bouche et
tu les broies entre tes dents. Tous veulent se détruire et tu les dévores. À
travers ton corps, je vois les étoiles, je vois la mort et la vie. Je vois le
silence. Dis-moi qui tu es, je suis secoué jusqu’au fond de moi-même et j’ai
peur. »

L’ordre secret du monde

La réponse de Krishna nous donne une sorte d’aperçu de
l’ordre secret du monde :

« La matière est changeante mais je suis tout ce que tu
dis, tout ce que tu penses, tout repose sur moi comme des perles sur un fil. Je
suis le parfum de la terre et je suis la chaleur du feu, je suis l’apparition
et la disparition, je suis le jeu des trompeurs, je suis l’éclat de ce qui
brille. Tous ces guerriers je les ai déjà vaincus. Mais celui qui croit qu’il
peut tuer et celui qui croit qu’il peut être tué, tous deux se trompent. Les
armes ne peuvent pas percer cette vie qui t’anime, ni le feu la brûler, ni les
eaux la mouiller, ni le vent la sécher. N’aie aucune crainte et relève-toi car
je t’aime. »

Outre que c’est la première fois dans l’histoire du monde
qu’un Dieu dit à un homme qu’il l’aime, on voit que cette extraordinaire
apologie de la vie indestructible se trouve au fond du grand message
indien : quels que soient les massacres que nous commettons, les guerres
qui nous attendent, on ne peut détruire la vie, même si elle peut disparaître
pendant un milliard d’années au moment du sommeil de Vishnu.

Krishna dit à Arjuna : « Cet esprit mystérieux et
incompréhensible, à présent tu peux le dominer, tu peux en voir l’autre côté,
agis comme tu dois agir. Moi-même je ne suis jamais dans l’inaction (le dharma s’applique aussi aux dieux), relève toi. »
Arjuna lui répond : « mon illusion s’est effacée, mon erreur est
détruite, grâce à toi j’ai retrouvé la connaissance, me voici ferme, tous mes
doutes sont dispersés, j’agirai selon ta parole. »

Il souffle dans sa conque et la bataille commence. À la fin
de la bataille, d’innombrables cadavres jonchent le sol. Des femmes arrivent le
matin pour chercher les corps de leur mari, de leur fils, de leur père, et
tenter de les ensevelir. Imaginons Kurukshetra, le champ de bataille immense
couvert de dix-huit millions de morts, et des femmes qui vont ici ou là. Il se
trouve là un sage qui leur dit ceci :

« Deux morceaux de bois qui flottent se rencontrent sur
l’océan et l’instant d’après se séparent. De même, ta mère et toi, ton frère et
toi, ta femme et toi, ton fils et toi. Tu l’appelles ta femme, ton père, ton
ami, mais ce n’est qu’une rencontre sur le chemin. Ce monde est une roue qui
tourne, un passage dans le grand océan du temps où nagent deux requins, la
vieillesse et la mort. Rien ne dure pas même ton corps. Aucun lien ne résiste
au temps. En ce moment tu ne vois pas tes ancêtres et tes ancêtres ne te voient
pas. Tu ne vois ni le ciel ni l’enfer. Que fait le vent, le feu, la lune, le
soleil, le jour, la nuit, les rivières, les étoiles ? Tout est fixé dans
cette création diverse dont la cause n’est pas comprise. Nul ne reste, nul ne
revient, ce que tu désires tu l’as, ce que tu ne désires pas tu l’as. Personne
ne comprend pourquoi. Rien ne garantit le bonheur de l’homme.

Où suis-je, ou irai-je, qui suis-je, pourquoi et sur quoi
devrais-je pleurer ? »

On voit que rien n’est fixé dans cet ordre du monde, tout
est soumis à des causes que nous ne connaissons pas, que personne n’a jamais
comprises. Donc nous devons tout simplement revenir sur nous-mêmes et vivre de
la meilleure façon possible en respectant les quatre notions. C’est une des
grandes leçons de l’Inde ancienne.

Paul Valéry affirmait que Deux
dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

L’ordre est un danger pour le monde au même titre que le
désordre. C’est entre les deux, dans le juste milieu, que se trouve sans doute
le seul chemin que nous puissions choisir, en évitant toute solution radicale
et définitive.

Recueil de notes par Françoise Vernes


[1] Sujata
Bajaj, L’Ordre du monde, textes de
Jean-Claude Carrière, Albin Michel, 2007.