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L’hindouisme et l’Autre

Max-Jean Zins
L’hindouisme et l’Autre

Conférence donnée le 19 octobre 2009 au Centre André Malraux, Paris.

Textes lus par Sylvie Sénéchal.

Symbole de la non-violence pour plusieurs raisons, l’Inde est en même temps un pays très violent. Ainsi récemment, d’août à octobre 2008, des violences anti-chrétiennes se sont exercées dans les villages de l’Orissa : des dizaines de morts, de multiples blessés et personnes contraintes de quitter leur village.
Réfléchissons sur ce qu’est l’hindouisme et sa perception de l’Autre, sur le rapport de la violence à l’Autre, au corps de l’Autre.
Le mot hindouisme a changé de sens au cours des siècles. Nous pouvons distinguer dans sa longue histoire deux temps, celui des Veda et celui des Upanishad, choix contestable mais volontairement synthétique.

1) Le temps des Veda, de 1800 à 800 avant notre ère

Qui est l’Autre pour un hindou de ce temps long d’un millénaire ? Les Veda sont transmis aux hommes par les grands Rishi, êtres intemporels qui ont vu et entendu la Parole originelle. On est dans un Autre de l’ordre du divin, dont la distance est si incommensurable que l’homme, pour l’atteindre, doit passer par des séries d’écrans, notamment ceux constitués par des officiants qui connaissent les rites, qui font les sacrifices et qui ont accès au divin. Ces rites servent à lier le monde, le déliement du monde étant la menace suprême. La racine sanscrite rita, arthon en grec, implique l’idée d’articulation. Le rite est le lien qui permet à un monde terrestre de garder l’unité donnée par les dieux. Si la Grèce est le monde du mythe, l’Inde est le monde du rite, disait Vernant.

Vous ne connaîtrez pas celui qui a créé ces (mondes) :

Quelque chose d’autre vous a fait écran…[1]

Qui sont ces dieux ? Ils sont multiples et variés, chacun ayant sa fonction : faire, défaire, tuer, réparer, penser, soigner… Derrière cette profusion et cet assemblage de compétences, il y a une sorte d’ordre informel, un substrat énigmatique invisible qui fait que ce temps cosmique du chaos est aussi un temps agencé par les dieux.

Cet agencement, les hommes le nomment brahman, l’absolu, formule sacrée censée faire surgir le formulé du non formulé, et servant à organiser ce monde où chaque dieu participe à l’ordre des choses. Sinon l’ordre ici-bas se déferait, et l’homme en serait victime. Pour lier le monde et le refaire, on établit donc un monde de rites sacrificiels complexes. Cette idée semble traverser les textes védiques anciens et le Vedanta, notamment les sutra (à rapprocher du mot « suture » en français, to sew « coudre », en anglais.

Tisser ces coutures par le rite permet à l’ordre immanent des dieux cosmiques de ne pas se délier. Dans ce monde védique, l’Autre est celui qui ne fait pas les mêmes rites, qui n’accomplit pas ces rites absolument essentiels pour que le monde ne se délie pas, celui qui ose ne pas faire ce que l’on doit faire pour lier ce monde sans cesse menacé, on l’appelle en sanscrit mechhla (métèque en grec).

2) Le temps des Upanishad ou de la Bhakti

À partir du VIIIe siècle, on aborde une autre ère : l’hindouisme des Upanishad dont l’arrivée s’accompagne de grands textes, telle la Bhagavad Gita, célèbre fragment du Mahabharata, et les grandes morales de la philosophie hindoue. C’est l’époque de la naissance du bouddhisme, et de Mahavira, fondateur du jaïnisme (VIe siècle av. J.-C.), mais aussi celle de nouvelles perspectives chez les philosophes grecs, comme Socrate et Platon (Ve siècle av. J.-C.). Le monde se modifie et l’hindouisme envisage d’autres façons de vivre le rapport au divin : les dieux entrent en l’homme. Cette intériorisation du divin fait comprendre aux hommes qu’ils font partie d’une même essence, ce qui les rend proches des divinités mais les rapproche aussi de l’autre, indépendamment de ses rites.

L’Autre absolu se rapproche de l’humain ; désormais l’hindouisme se transmet de maître à disciple, ce qui est le sens du mot upanishad (racine sanscrite up-ni qui signifie « amener à côté de », et par extension « s’asseoir à côté de, ou au pied de », comme le fait le disciple vis-à-vis du maître). La transmission des grands thèmes religieux devient plus personnelle et humaine que celle des Rishi du temps védique. Cette nouvelle relation introduit une autre façon de tenir un discours philosophique et religieux et modifie assez radicalement la place des dieux et de cet énigmatique brahman, substrat invisible qui donne une cohérence à l’ensemble cosmique et temporel. Car il ne faut jamais perdre de vue cette unité derrière le polythéisme hindou. Sans discontinuité, la pensée hindoue a mené une réflexion dialectique sur l’un et le multiple. Cette forme de pensée marque encore la société, non seulement les 85 % d’hindous mais aussi les minorités religieuses et non religieuses de l’Inde.

La multiplicité des dieux permet à chacun de vénérer le dieu aimé par sa famille, celui que la caste ou la région reconnaît comme le sien. Les dieux entrent dans la maison et deviennent familiers : on les habille, on les érige en icônes. L’Inde des Upanishad est celle de l’amour du divin. On entre dans la bhakti, dont la racine signifie « partager, adorer », la dévotion. L’hindouisme d’aujourd’hui y trouve ses racines directes.

La définition de l’Autre devient radicalement différente. Les humains font partie, tous, de la même essence, et cela relativise les rites : nous participons tous d’un dieu qui est en nous, alors peu importe les rites pratiqués, qui, à la limite, sont tous bons. Il existe une possibilité d’entente entre les hommes, de compréhension et de tolérance. On reconnaît à l’autre la possibilité de faire les rites de son choix. Le rite ne s’appauvrit pas, il se démultiplie. Il se fait de plus en plus personnel, familial, régional.

Cette façon de penser l’hindouisme, tolérance englobante qui correspond à une réalité historique, va être utilisée par des dirigeants politiques, de famille ou d’origine hindoue, ou de croyance hindoue.

La différence avec les pensées chrétiennes et musulmanes est qu’il ne vient pas à l’idée de l’hindou de faire de ce mystérieux Un l’objet même de sa dévotion. Ce n’est pas l’Essence, le brahman, qui se transforme en dieu « de dévotion », mais plutôt les dieux qui vont exprimer l’unicité dans leur multiplicité. Il devient alors possible de tisser des rapports avec des gens de religions différentes. Ainsi un hindou de passage à Paris pourra se recueillir à Notre-Dame, montrer de la compassion envers Jésus mort sur la croix, et même en faire la réincarnation de Vishnu. L’hindouisme n’a ni dogmes, ni Livre, ni capitale sacrée. Il s’agit d’une philosophie de l’existence qui définit le bien et le mal par ce que l’on doit faire. Faire bien ce que l’on doit faire est le côté pratique et concret hérité de l’Inde védique des rites. L’acte valide, et la seule façon de le corriger est de faire un autre acte. Cela ne correspond pas à la définition du bien et du mal dans les religions monothéistes mais, sur la question de l’Autre, cela permet un grand nombre de correspondances et de passages. Donc tolérance, englobement , « être ce que l’on est » qui résulte des vies passées. Aucun prêtre, curé, rabbin ou mollah ne peut dicter sa conduite à un croyant. L’hindouisme est un monde sans conversion possible car on ne peut avoir le pouvoir de modifier les vies passées. Cette façon de penser individualise l’homme.

L’ascète dans l’hindouisme

Le personnage de l’ascète, qui existe de façon forte dès les Veda, va jouer un rôle très important dans les représentations de l’hindouisme. On le trouve à la fin de l’ère védique dans les Âranyaka (âranya signifie la forêt ; le latin alter, « l’autre » en dérive), textes ésotériques de (la vie) en forêt, des ascètes qui sont allés se réfugier dans la forêt. C’est pour l’ascète une façon de marquer son refus de la vie, son départ du mondain et la conquête individualiste de la vérité de son soi. Où suis-je ? Qui suis-je ? Je trouve la réponse dans l’ascétisme.

Cette tradition ascétique du renoncement par le « voyage dans la forêt » est un aspect essentiel de l’hindouisme (que l’on retrouve dans le yoga) qui va positionner l’Autre. L’Autre devient ce que j’ai de plus profond en moi-même, c’est moi dans ce que j’ai à rechercher de plus profond et, par certains côtés, une ouverture à l’introspection. Ce n’est pas un hasard, si des sociétés de psychanalyse se sont implantées très rapidement en Inde.

Donc l’autre est la forêt ; il s’agit bien d’une posture mentale. Cet ascète qui existe au temps des Veda va traverser avec enthousiasme, grâce et joie, mais aussi violence l’Inde des Upanishad. L’Inde est pleine de ce personnage ascète farouchement replié sur lui-même et à la fois farouchement intéressé par la découverte de l’Autre qui n’est que lui-même.

3) L’ère des réformateurs

L’ère des réformateurs nous fait glisser de l’hindouisme vers une époque nouvelle. Du Ve au VIIIe siècles de notre ère des brahmanes se donnent pour mission de mettre un peu d’ordre dans ce foisonnement de dieux et de rites familiaux.

Ces hommes se mettent à réformer l’hindouisme autour de rites qu’ils estiment être ceux qu’il faut faire et autour de lieux qu’ils estiment être les lieux importants. Shankara (780-820 ?) est l’un des grands réformateurs de l’histoire de l’hindouisme. C’est dans cet acte de réforme que vont se développer les grands lieux de pèlerinage qui existent encore aujourd’hui et qui marquent le territoire aux quatre points cardinaux du sous-continent : les temples de Badrinath au nord (Uttarakhand), de Shringeri au sud (Karnataka), de Dwarka à l’ouest (Gujarat) et de Puri à l’est (Orissa). C’est la première inscription territoriale de l’hindouisme. L’Autre devient celui qui ne navigue pas dans l’espace limité par ces quatre temples. Voilà une racine intéressante sur laquelle vont jouer les nationalistes hindous aujourd’hui, qui vont donner à l’hindouisme une définition spatiale et faire des hindous une nation, voire une race et tirer leur histoire vers une conception intolérante de l’hindouisme. Il est intéressant de noter que l’idée de territorialité naît avant le colonialisme. Les Anglais n’amènent pas l’idée de nation et de territoire dans son aspect moderne. On peut ainsi comprendre que les nationalistes hindous puissent trouver du grain à moudre dans leur propre histoire et notamment chez les réformateurs.

Sur la base de la grande tradition des Upanishad, de la bhakti et d’un hindouisme très tolérant, se sont développées des pensées politiques qui furent celles des grands dirigeants laïcs de l’Inde, notamment Nehru. Ils vont faire des Indiens des citoyens égaux devant l’État dans le cadre d’une politique laïque où toutes les religions sont mises sur le même pied : l’Autre devient un même que moi dès le moment où il est citoyen. Cela ancre dans la réalité indienne une façon de faire qui vient du siècle européen des Lumières : la citoyenneté devient le facteur d’égalité.

4) La démarche Gandhienne

Gandhi contribue lui aussi à l’idée qu’on peut se faire de l’Autre. Il reprend des idées de l’hindouisme très ancien en les transformant. Il va ainsi mobiliser la notion de don qui s’est substituée à la conception védique du sacrifice, clef du rite védique. Il fait don de sa personne à son peuple, non pour racheter les péchés des autres car le monde hindou est un monde sans péché. S’il fait don de sa personne pour aider son pays à recouvrer sa liberté, c’est parce que ce don lui permet de franchir les étapes dans l’échelle de l’incarnation. Gandhi qualifie cet acte de selfish, fondamentalement égoïste : il fait don de soi parce que cela lui est utile. Mais en se mettant au service total de son pays, avec une pureté d’intention qui ne distingue pas la fin des moyens, il le fait avec une telle abnégation qu’il va rétablir cet ordre du monde menacé par les Britanniques et permettre au pays de recouvrer sa dignité. Il ne cache pas ses propres limites et n’invite pas les autres à l’imiter mais plutôt à entrer dans la voie de la lutte non-violente en maîtrisant leurs pulsions pour se mettre au service de la libération de leur pays. Combattre les Britanniques n’est pas seulement une lutte non-violente, mais une façon de ne pas reprendre les armes du colonisateur : comprendre que la violence contre laquelle on lutte n’est pas seulement la violence du colonisateur mais aussi la violence que l’on a en soi-même et qui peut se retourner un jour contre soi. Cette attitude gandhienne est fondamentalement hindoue.

Gandhi trouve matière dans les textes les plus anciens, mais aussi les plus récents, à fonder sa pensée et la traduire en une politique extrêmement cohérente. Si cet homme avait été chrétien, personne ne l’aurait suivi. Il a été suivi dans un monde où les gens l’ont reconnu. « Le peu que vous pourrez faire sera une brique apportée sur l’autel de la libération de votre vie et de votre pays » : Gandhi mit ainsi en branle l’énergie de millions d’hommes à partir des années 1920, mais aussi, pour la première fois, de millions de femmes. Elles deviennent des citoyennes à part entière en tant que Freedom Fighters.

L’expérimentation de la vérité en soi-même concernant le corps et son psychisme, dont Gandhi fit un très grand usage durant la lutte d’indépendance nationale, explique que des maîtres hindous aient pu penser répandre dans le monde une sorte de « bonne parole » de l’hindouisme, alors que l’hindouisme est en lui-même fermé à toute idée de prosélytisme puisqu’on naît hindou en raison de ses vies passées et qu’on ne peut donc le devenir par conversion[2].

S’appuyant sur une façon citoyenne de concevoir l’égalité des hommes de son pays aussi bien que sur une façon de penser hindoue, Gandhi estimait dans le même temps que le système des castes avait une valeur légitime dans la mesure où il n’était qu’une division de compétences. Que le système des castes puisse être la source « naturelle » des compétences en Inde est ce à quoi 80% du pays n’était désormais plus prêt à croire. De ce point de vue, Gandhi est battu. L’un des meilleurs exemples de cette défaite est le nom qu’il donne à cet Autre qu’il considérait comme lui-même : l’intouchable, être humain semblable à lui-même, ou égal à tout autre devient harijan, enfant de dieu. Les intouchables lui répondent : pourquoi nous as-tu faits enfants de dieu, toi qui, aussi, en es un ? Dans l’esprit de don selon Gandhi, c’était mettre l’intouchable à son niveau et faire de lui-même un égal de l’intouchable (il oblige ainsi sa femme à laver les toilettes de l’ashram comme une intouchable). Les intouchables réfutent l’idée de caste, l’idée d’un homme sacrificiel qui s’est divisé en quatre parties : de sa bouche sont sortis les brahmanes, de ses épaules les commerçants, de ses cuisses les guerriers, et de ses pieds les serviteurs. Aujourd’hui, les mouvements dalit mettent en cause l’idée de Gandhi : les intouchables ne s’appellent plus harijan, fils de dieu, mais dalit, « homme opprimé », « homme brisé », notion que Gandhi n’a pas mise en avant.

5) L’instrumentalisation politique et le nationalisme hindou

À la fin du XXe siècle, s’est développé un nationalisme hindou qui a interprété l’hindouisme en réinventant l’histoire territoriale et même ethnique du pays. La grande invention est de faire croire que l’hindouisme est né en Inde. Il se présente en Inde en 1800 avant notre ère, avec un corps de doctrines important que l’on retrouve dans les Veda et qui s’est fait en-dehors de l’Inde d’aujourd’hui. L’hindouisme est apparu progressivement, sans que l’on sache exactement dans quelles conditions. On sait qu’il n’y a pas eu de pensée territoriale à l’origine ; nation, territoire et hindouisme ne peuvent se confondre. C’est pourtant la grande idée du parti nationaliste hindou, vision qui change la notion de l’Autre. L’Autre devient, et c’est le comble de l’intolérance, celui qui n’est pas hindou et qui ne se conforme pas aux pratiques hindoues. On assiste même à des réinventions de techniques prises à d’autres religions, qui sont celles de la « reconversion ». Pour la première fois on assiste en Inde à des rites de « reconversion » à l’hindouisme, et dans le même temps, on vote des lois dans certains États de l’Inde qui rendent les conversions dans d’autres religions plus difficiles. Ces conversions concernent surtout les chrétiens pauvres et de basses castes. On fait un rite de purification qui leur permettra de regagner le giron de l’hindouisme. Le rapport à l’Autre (un autre tel qu’on peut se le représenter en Occident) que ce développement dessine, ouvre un grand débat en Inde. Chacun peut trouver matière à mobiliser des traditions, des inventions, des textes, des histoires dans tel sens ou tel autre. C’est ce qui fait aussi de l’hindouisme quelque chose de très riche.

Recueil de notes par Françoise Vernes


[1] Hymnes spéculatifs du Veda, traduits du sanskrit par Louis Renou, Gallimard, Connaissance de l’Orient, 1985.

[2] Max-Jean Zins, in L’Inde au défi, Projet, n° 310, 2009, Paris