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Râmmohun Roy, brahmane et intellectuel bengali

France Bhattacharya
Le père de l’Inde moderne : Râmmohun Roy (1772-1833)
Conférence donnée le 21 mars 2011 au Centre André Malraux, Paris.

Râmmohun Roy a été appelé à juste titre par Nehru « le père de l’Inde moderne ». Voici ce que Rabindranath Tagore écrit à son propos dans un discours donné en 1933 pour le centenaire de la mort de Roy : «  C’est lui le grand pionnier de ce siècle qui a enlevé les pesants obstacles qui à chaque pas empêchaient notre progrès et nous a fait entrer dans l’ère de la coopération mondiale avec l’humanité. »

Jawaharlal Nehru, dans son ouvrage Discovery of India, parle d’une towering personality, une personnalité gigantesque, dominatrice, et il poursuit par cet éloge : « c’était un homme d’un type nouveau combinant en lui-même l’ancien savoir et le nouveau. »

Mais Râmmohun Roy a été aussi critiqué de son vivant et après sa mort.

Contexte historique et culturel

À l’époque où il apparaît sur la scène indienne, la Compagnie des Indes gouverne le Bengale. La ville de Calcutta, qui avait été fondée par un de ces marchands en 1690, devient le centre de leur pouvoir et de leurs activités commerciales. Une nouvelle classe d’hommes enrichis par le commerce britannique prospère. Venus des villages, ces Bengalis apprennent vite assez d’anglais, dans des écoles établies par des Européens venus en Inde chercher fortune et par des métis luso-indiens ou anglo-indiens, pour être capables de servir d’interprètes, de secrétaires, d’agents particuliers, d’agents portuaires, d’usuriers, et d’intermédiaires aux commerçants anglais. Ces bhadra lok, gens de bien, appartiennent pour la plupart à des castes de haut et moyen statut. Les missionnaires baptistes ouvrent en 1800, à Srirampur, près de Calcutta, une imprimerie multilingue. Ils commencent à traduire la Bible et  publient le Nouveau Testament dès 1801. En 1800 les Britanniques établissent à Calcutta le Fort William College où les jeunes employés de la Compagnie, venus des îles britanniques, apprennent les langues de l’Inde et les droits en vigueur. Des érudits indiens y côtoient des enseignants et de jeunes étudiants anglais. Mais une éducation de type occidental destinée aux habitants de Calcutta doit attendre que soit fondé le premier établissement d’enseignement non confessionnel, le Hindu College, en 1817.

Le premier gouverneur général de l’Inde, Warren Hastings, dès 1773, avait encouragé les employés de la Compagnie à apprendre des langues classiques, le sanskrit, le persan, l’arabe. L’orientalisme se développe et très tôt, Charles Wilkins, employé de la Compagnie, traduit la Bhagavad Gîtâ. William Jones fonde l’Asiatic Society à Calcutta en 1784. Il traduit du sanskrit dont il découvre la parenté avec la plupart des langues européennes. Henry Colebrook publie en 1805 son essai sur les Veda qui a un grand retentissement. Râmmohun Roy vit très précisément à l’époque où le Bengale doit faire face à ces changements qui modifient en profondeur les façons de vivre et de penser des élites.

Éducation et vie de Râmmohun jusqu’à son départ pour l’Europe

Râmmohun Roy naît en 1772 (1774 ?) dans un village du Bengale occidental. Sa famille est brahmane râhrî, le plus haut statut dans la hiérarchie sociale et rituelle. La lignée paternelle est vishnouïte et la maternelle adore la Déesse, la shaktî. La famille possède des biens fonciers et, depuis plusieurs générations, les chefs de sa famille servent les gouverneurs de la province dans des postes importants. Il apprend le bengali, sa langue maternelle, puis le sanskrit et le persan dans le village. Son éducation est celle d’un brahmane bengali appartenant à une famille aristocratique qui pourrait espérer, si les temps n’avaient pas changé, un poste élevé dans l’administration ou la justice auprès des nawâb musulmans qui gouvernent le Bengale. Jeune homme, il est envoyé à Patna pour y apprendre l’arabe, puis à Bénarès pour y poursuivre des études de sanskrit. Il apprend l’anglais bien plus tard lorsqu’il vient à Calcutta et y trouve les spécialistes qui se rassemblent au Fort William College. Ensuite il est attaché à plusieurs administrateurs britanniques comme secrétaire ou intendant (dewân). Un de ces administrateurs, John Digby, qu’il avait rencontré au Fort William College pendant ses études, emploie pendant plusieurs années Râmmohun Roy, et ils deviennent amis. Roy passe beaucoup de temps à converser avec cet homme cultivé et bienveillant et à lire les journaux anglais. Il apprend très correctement l’anglais et se familiarise avec la culture occidentale. En même temps, il reçoit l’influence d’un renonçant adepte du tantrisme, d’une grande largeur de vue. Puis, ayant suivi tout ce cheminement, il s’installe à Calcutta en 1815, ville qu’il ne quittera pratiquement pas jusqu’à son départ pour l’Europe en 1830.

Son serviteur décrit ainsi la journée de son maître : « Il se levait très tôt, vers 4 heures, pour prendre du café, et ensuite il partait faire sa promenade du matin accompagné de quelques personnes. Il revenait à la maison, généralement avant le lever du soleil, et quand il vaquait à ses tâches matinales (morning duties), Golokdas Napit [son barbier] lui lisait les journaux du jour. Ensuite venait le thé et la gymnastique ; après s’être reposé un moment il faisait sa correspondance, puis prenait son bain quotidien. Le petit déjeuner était à dix heures, suivi de la lecture de la presse en anglais ; une heure de sieste sur le dessus d’une simple table ; une fois levé, il passait son temps en conversation ou bien en visite. Collation à 3 heures ; dessert à 5 heures. Promenade du soir ; souper à 10 heures. Il veillait jusqu’à minuit en conversation avec des amis. Ensuite, il allait se coucher après avoir mangé sa sucrerie favorite qu’il appelait halila. Quand il écrivait, il restait seul ».

Pendant les quinze années passées à Calcutta jusqu’à son départ pour l’Europe, il déploie une immense activité dans plusieurs domaines, religieux, social, éducatif et politique.

Le domaine religieux

Une approche rationnelle de la religion

Dès 1803-1804 il publie un opuscule en persan avec une préface en arabe, qui fut traduit bien plus tard en anglais, sous le titre A present to the Believers in One God (Un présent aux croyants en un seul Dieu).

Il y développe une sorte de déisme qu’il présente comme entièrement basé sur la raison. Il introduit un point de vue comparatif sur les grandes religions du monde et défend la thèse selon laquelle toutes les religions ont une base commune : la croyance en un seul Dieu, créateur et gouverneur de l’univers. Il y critique les prêtres qui, comme il l’écrit, « dans leur seul intérêt, ont fabriqué chacun, selon sa secte, tout un ensemble de croyances et d’obligations rituelles particulièrement contraignantes, pernicieuses et contraires au bien de la société. Il est inspiré par le monothéisme et le refus du culte des idoles de l’islam. L’influence de la pensée rationaliste des musulmans arabes a été évoquée à ce sujet, ainsi que celle de l’ouvrage persan le Dabistân-i Mazahib, très connu en Inde parmi les lettrés qui fréquentent en même temps que Roy le Fort William College. Toutefois il reproche aux musulmans leurs cruauté envers ceux qui ne partagent pas leur foi.

La foi en un Dieu unique

Une seconde démarche le conduit à rechercher dans son propre héritage culturel un monothéisme hindou qui a été, croit-il, largement oublié. Il redécouvre la philosophie dite védantique, celle des Upanishad, textes philosophiques de haute antiquité, appartenant au corpus védique dont le non-dualisme a été explicité, défendu et commenté par le philosophe Shankara vers le VIIIe siècle. Il se met à traduire, du sanskrit en bengali, puis en anglais et en hindustânî, des extraits du vaste commentaire de Shankara sur les Brahmasûtra. Il fit ensuite la traduction en bengali de cinq Upanishad : la Kena, l’Îshâ, la Katha, la Mândûkya et la Mundaka ; il traduit aussi en anglais les trois premières et la dernière, et publie l’ensemble de ces traductions entre 1815 et 1819. Il laisse de côté les Upanishad qui donnent le nom de Vishnu ou de Shiva au brahman neutre, nom donné dans le Vedânta, « la fin du Veda », à l’Absolu. Ce brahman est l’Éternel au-delà des sens, interne et externe, et c’est le seul objet de vénération, selon Roy. Son point de vue est plus que moderne, il est révolutionnaire, car les textes védiques en sanskrit sont interdits à ceux qui ne sont pas deux-fois-nés, les non-brahmanes, donc la grand majorité. Les traduire en langue vernaculaire, les imprimer et les distribuer gratuitement, c’est les mettre à la portée de tous.

Les réactions sont très sévères et les polémiques violentes. Roy doit faire face à des opposants nombreux venus des différentes sectes ou communautés de l’hindouisme, ainsi qu’à des savants.

On lui reproche d’ignorer que l’Être suprême est aussi doté de qualités et que, quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est toujours le même Dieu qu’on adore. Ses détracteurs l’attaquent sur son manque de respect de la coutume qui depuis des temps immémoriaux a accepté le culte de dieux nombreux sous la forme d’effigies de différents types. Râmmohun Roy répond à cela que l’adoration des idoles et la multitude des dieux est certes autorisée mais pour les hommes de nature inférieure : le culte des idoles encourage les superstitions et les pratiques qui retiennent les Indiens sur la voie du progrès et de l’unité. Il n’adhère pas entièrement au Vedânta non-dualiste de Shankara, qui insiste sur la complète identité de l’Absolu, brahman, et du soi existentiel, âtman. Il adopte certaines idées pour développer une religion plus adaptée à son époque.

L’étude des Écritures chrétiennes

Il se tourne ensuite vers le christianisme qui est surtout présent dans le Bengale, sous la forme de missions protestantes baptistes. Il étudie le grec et l’hébreu pendant quatre ans afin de pouvoir lire les Écritures. Il est à la recherche d’une morale individuelle et sociale qui s’appliquerait à tous les hommes, quelle que soit leur caste ou leur lieu de naissance, en somme une morale universelle. En 1820, il publie The precepts of Jesus, the guide to Peace and Happiness. Il y donne des extraits du Nouveau Testament, sans y ajouter de commentaires. Il rejette la divinité de Jésus et la Trinité. Fidèle à son rationalisme, il ne s’intéresse ni aux miracles ni aux prophéties. Son admiration fervente va à la morale enseignée par le Christ. Les polémiques avec les Baptistes sont très soutenues, et il a des opposants parmi les orthodoxes hindous et les missionnaires chrétiens. Un missionnaire baptiste qui croit en la Trinité se convertit à ses vues, pour adopter le point de vue d’une autre secte protestante, les Unitariens, dont Roy est proche. Il écrit à l’un d’eux : « Dans chaque nation celui qui craint Dieu et agit avec rectitude est accepté auprès de Lui, quelle que soit la forme de culte qu’on lui a enseignée pour Le glorifier. » Le christianisme n’est donc pas la seule voie, toutefois, il poursuit : « Le christianisme, s’il est bien enseigné, a une plus grande tendance à améliorer l’état moral et politique de l’humanité que toute autre religion connue. » On sent chez Roy l’appel à une morale universelle. Mais, quand il s’adresse aux missionnaires détracteurs de l’hindouisme, il tente d’éviter la stigmatisation des croyances de son peuple. Il veut préserver la dignité de son peuple tout en reconnaissant que la morale chrétienne est certainement la meilleure, celle qui peut améliorer l’état moral et politique. Il n’est pas complètement isolé, soutenu par quelques Bengalis fortunés et de haute caste comme Dwarkanath Tagore, le grand père du poète.

Fondateur de Sociétés inspirées par la religion ancienne de l’Inde

Avec quelques gens de bien, il fonde en 1815 une société qu’il appelle en bengali Âtmîya Sabhâ, la Société des Amis. Ils se réunissent pour entendre réciter les Upanishad et les commenter. Le 20 août 1828, il fonde le Brahmo Samaj, la Société des adorateurs du brahman, l’Absolu. En 1830, fut établi à Calcutta « le premier temple dédié au culte universel de l’Un sans second » et selon l’acte officiel « pour la vénération et l’adoration de l’Être éternel, insondable et immuable, qui est l’auteur et le préservateur de l’univers. »

Chaque semaine, on s’y réunit vêtu comme pour aller à la cour d’un roi. On y récite les Veda et des passages des Upanishad sont lus et commentés. La séance se termine par des chants, dont une trentaine sont composés par Râmmohun qui définit aussi leurs modes musicaux, raga.

Il ne se présente jamais comme un fondateur de religion, ni même comme un novateur. Il n’a rien d’un guru comme l’Inde en a toujours produit. Même si son besoin d’absolu est réel, certains se demandent s’il n’y a pas chez lui le désir de proposer à l’Inde une autre morale et un autre modèle de société qu’il pense impossible à réaliser sans un changement des pratiques religieuses et sociales. Il veut agir sur le monde et non se retirer du monde pour assurer son salut personnel : « Mes réflexions constantes sur les rites incommodes ou plutôt néfastes introduits par la pratique étrange de l’idolâtrie hindoue qui, plus que tout autre culte païen, détruit le tissu social, ajouté à la compassion que je ressens pour mes compatriotes, m’ont obligé à faire tous les efforts possibles pour les réveiller de leurs rêves erronés. »

Il meurt son cordon sacré de brahmane autour du cou et la syllabe sacrée Om sur les lèvres.

Après sa mort, son Brahmo Samaj passe par une période difficile avant de retrouver une nouvelle vigueur, d’abord sous la direction de Debendranath Tagore, père du poète, puis de Keshab Chandra Sen qui poursuit dans la voie des réformes sociales.

Râmmohun Roy, réformateur social

La campagne contre la crémation des veuves

Sa première campagne concerne satî dhara ou satî, la coutume dans certaines castes et régions de brûler les veuves sur le bûcher funéraire de leur époux. La satî est la femme parfaite, et donc celle qui accepte joyeusement de se jeter dans les flammes avec le cadavre de son époux. Selon la conception hindoue, le mariage est indissoluble et la femme séparée de son époux n’a d’existence ni sur cette terre ni dans l’au-delà, La famille qui compte une satî parmi ses membres en retire un grand prestige et une économie de budget.

En 1818, Roy écrit un premier opuscule contre cette pratique. Son argumentation est textuelle ; il cite le code de lois attribué à Manu : « Dans son enfance, une femme doit dépendre de son père ; pendant sa jeunesse, elle dépend de son mari ; son mari étant mort, de ses fils. » Livre V, 148.

Manu, dit Roy, prescrit à la veuve une vie d’austérité dont la finalité est la délivrance des renaissances, et il ne recommande pas explicitement la crémation. Roy explique que la crémation mène au paradis, svarga, pour une durée limitée, et se révèle donc d’une moindre valeur que la vie d’austérité qui mène à la libération des renaissances. Il fait aussi ressortir que les crémations sont rarement volontaires et exprime sa profonde compassion : « Ce que je regrette profondément, c’est que, voyant les femmes si dépendantes et exposées à tant de misères, vous ne ressentiez pour elles aucune compassion de sorte qu’elles puissent être exemptées d’être attachées et brûlées vives. »

Les Anglais souhaitent depuis longtemps mettre un terme à cette coutume que voyageurs et missionnaires condamnent, mais ils craignent d’intervenir dans la religion de leurs sujets. La campagne de Roy les encourage à déclarer illégale la crémation des veuves par une Ordonnance du Gouverneur Général datant du 4 décembre 1829. Le Gouverneur, William Bentinck, est un utilitariste disciple du philosophe Jeremy Bentham. L’opposition des orthodoxes est très violente. La famille Tagore envoie une lettre de félicitations au Gouverneur Bentinck. Les opposants fondent une association, la Dharma Sabhâ, pour défendre leur point de vue. Roy est ostracisé et menacé de mort. Intrépide, il rédige un second opuscule dans lequel il développe son argumentation en trois points :

1) Selon les codes de lois, les dharmashâstra, la crémation est seulement optionnelle.

2) Elle n’est pas l’acte le plus vertueux qu’une veuve peut accomplir, mais le moins digne de louanges.

3) Cet acte doit pour le moins être volontaire.

Les opposants à l’interdiction accusent les femmes d’ignorance et de propension à la tromperie. Roy répond qu’elles seraient aussi savantes que les hommes si on leur donnait une instruction. Il ajoute qu’il y a plus de femmes trompées que d’hommes. Les échanges d’argument se font dans la presse en bengali et en anglais et sont ainsi mis à la portée de tous. À cette occasion, une société civile limitée à la population éduquée se forme dans cet espace public, Calcutta, ce qui est nouveau. La Dharma Sabhâ décide d’envoyer un dernier appel au roi à Londres pour faire lever l’interdiction. Cet appel est rejeté en 1833 quand Roy, arrivé en Angleterre depuis trois ans, n’a plus que deux mois à vivre. Faire opposition à cet appel a été pour lui une des raisons de se rendre en Angleterre.

Les droits des femmes à l’héritage et l’opposition à la polygamie

Roy reste préoccupé par le sort malheureux des femmes. Il se fait le défenseur de leurs droits à une part de l’héritage de leur père et de leur mari, droits que le système particulier au Bengale leur reconnaît mais que la coutume et les législateurs plus récents leur avaient enlevé. Il publie un opuscule dénonçant cette usurpation des droits anciens des femmes à l’héritage.

Si une femme hérite de son époux défunt, elle peut vivre sans dépendre financièrement de quiconque. Dépourvue de cette indépendance, la veuve n’a que trois possibilités :

Vivre une vie d’esclave dans la famille de son mari défunt ou celle de ses frères, vivre une vie de débauche sans la protection familiale, ou encore accepter de mourir brûlée sur le bûcher de son époux.

Il condamne aussi la polygamie des brahmanes kûlina (de bonne lignée) mais ne défend pas aussi âprement cette cause. Pour conserver leur statut, ces brahmanes doivent impérativement marier leur fille à des kûlina. Les brahmanes dont la lignée n’est pas distinguée ainsi s’efforcent de faire épouser à leur fille des kûlina pour augmenter leur prestige. Donc beaucoup de filles kûlina ne trouvent pas de maris et les hommes kûlina épousent plusieurs dizaines de femmes. Le gouvernement britannique n’envisage pas de mesures pour interdire la polygamie.

Roy voit dans la caste un facteur de division et donc de faiblesse pour la société indienne. Il publie la traduction d’un ouvrage écrit en sanskrit par un bouddhiste pour qui seuls les connaisseurs du brahman méritent d’être appelés brahmanes, indépendamment de leur naissance. Il écrit à ce sujet : « La différenciation en castes introduisant d’innombrables divisions et sous divisions parmi les hindous les a entièrement privés de sentiment patriotique et la multitude des cérémonies religieuses et les règles de purification les ont totalement disqualifiés pour entreprendre quelque entreprise aussi difficile que ce soit. »

La caste

L’abolition du système des castes que Roy considère souhaitable pour la cohésion sociale et le progrès de son pays n’est pas une priorité pour lui, et il ne dit pas un mot de ceux que l’on a appelé longtemps les « intouchables », aujourd’hui les dalit. Il ne condamne pas la caste parce qu’elle introduit de l’inégalité parmi les hommes et donc de l’injustice, mais seulement parce qu’elle nuit à leurs intérêts politique et économique. Il croit sans doute impossible de supprimer un système social d’une si haute antiquité. Lui-même s’embarrasse peu des interdits de caste, mais pour éviter d’être complètement mis à l’écart, il s’efforce de faire des compromis ; son voyage au-delà des mers, quand il part pour l’Angleterre, est une violation d’une interdiction coutumière. Mais il emmène un cuisinier brahmane, ne mange pas la nourriture du bateau et prend ses repas seul dans sa cabine. Il est important pour lui qu’il ne soit pas totalement mis à l’écart de la société hindoue.

Pour une éducation moderne

Ayant soulevé l’indignation des milieux traditionnels, Roy ne peut pas participer à la fondation du premier établissement d’enseignement sur le modèle occidental, le Hindu College, qui s’ouvre en 1817 à Calcutta, alors qu’il a été un des premiers à vouloir sa création. Il ouvre lui-même une école gratuite dans un quartier populaire de Calcutta et installe une section anglaise dans sa propre maison. Il aide des missionnaires en donnant des terrains et de l’argent pour bâtir des écoles. Il ne craint pas le prosélytisme des missionnaires, et dit aux élèves de juger par eux-mêmes, mettant ainsi en avant la force de la raison. En 1823 le gouvernement décide d’ouvrir à Calcutta un collège pour les études sanskrites, le Sanskrit College, sous la pression des orientalistes anglais qui avaient étudié le sanskrit et la littérature. Roy écrit une lettre au Gouverneur général pour protester contre cette initiative, lui dont les connaissances en sanskrit sont reconnues par ces mêmes savants européens. Il y demande que l’argent du gouvernement soit dépensé pour dispenser un savoir moderne privilégiant l’enseignement des mathématiques, des sciences et de la philosophie naturelle. « Nous étions plein d’espoir que cette somme servirait à l’emploi d’Européens de talent et d’éducation pour instruire les natifs de l’Inde dans les mathématiques, la philosophie naturelle, la chimie, l’anatomie, et les autres sciences utiles que les nations européennes ont mené à un degré de perfection qui les a élevés au-dessus des habitants des autres régions du monde… Nous trouvons maintenant que le gouvernement établit une école sanskrite sous la responsabilité de pandits hindous afin d’impartir une connaissance déjà courante en Inde… Si l’intention avait été de garder la nation britannique dans l’ignorance du vrai savoir, on n’aurait pas permis à la philosophie de Bacon de supplanter le système des scolastiques qui était le mieux à même de la maintenir dans l’ignorance. De la même façon, le système sanskrit d’éducation serait le mieux à même de maintenir ce pays dans les ténèbres, si telle était la politique du corps législatif britannique. »

On ne prend pas la peine de répondre à la lettre de Roy et le Sanskrit College ouvre le 1er janvier 1824.

Roy ne nie pas la valeur des études sanskrites mais il souhaite donner à l’Inde les moyens intellectuels permettant d’accéder aux sources de la puissance de l’Europe et se fait ainsi le champion de la modernité. Il pense que les Indiens sont eux-mêmes capables de préserver leurs connaissances dans le domaine des études traditionnelles. Trois ans plus tard, il fonde son Vedanta College où est enseignée la philosophie non-dualiste telle qu’il la comprend, et aussi les sciences occidentales.

Dans ces années, le Gouverneur général est influencé par les orientalistes, mais dix ans plus tard, en 1835, Thomas Macaulay, Secrétaire de l’Education Committee, écrit que les Indiens doivent devenir « Anglais dans leurs goûts, leurs opinions, leur moralité et leur intellect tandis qu’ils demeureraient Indiens par le sang et la couleur », ce que ne souhaitait pas du tout Roy.

Linguiste et traducteur

Même s’il veut introduire l’enseignement des sciences par le moyen de la langue anglaise Roy ne se désintéresse pas de l’enseignement en langue maternelle. Il écrit en anglais une grammaire de la langue bengalie à l’usage des jeunes britanniques au Bengale. Cette grammaire est basée sur les particularités phonologiques, morphologiques et syntaxiques du bengali et non pas sur celles du sanskrit, ce qui avait toujours été le cas. Il introduit une ponctuation pour faciliter la compréhension des textes : le point, la virgule, le point virgule et le point d’interrogation, alors qu’il n’y avait que le tiret vertical qui était plus ou moins l’équivalent d’un point.

Ce qui est remarquable et novateur chez Roy, c’est qu’il a osé écrire en bengali sur des sujets auparavant réservés à l’expression sanskrite.

Il fait de nombreuses traductions, du sanskrit en bengali et en anglais, de l’anglais en bengali, du bengali en anglais, du persan en anglais, du sanskrit et de l’anglais en hindustani. Médiateur convaincu, il cherche à faire connaître en Inde le meilleur de l’Europe, soit pour lui la morale chrétienne et les sciences. En Europe, il cherche à faire connaître les textes fondamentaux de la pensée indienne. Il veut mettre à la portée des bengalis instruits, mais ne lisant pas le sanskrit, les ouvrages exprimant l’essentiel de leur religion.

Râmmohun Roy, actif en politique par le journalisme

Il est le premier à comprendre l’importance de la presse pour faire connaître ses idées. Il fonde des périodiques en bengali, en anglais et en persan. En 1821, paraît en bengali son premier hebdomadaire, Sambâda Kaumudî (le clair de lune des nouvelles). Il y traite de sujets religieux et moraux et y présente les doléances du public, ainsi que des faits divers et des lettres à l’éditeur. Cette première création dure treize ans, ce qui est énorme pour l’époque. En 1822, il fonde le Miroir des nouvelles, un hebdomadaire en persan, langue de culture de toute l’Inde du Nord. Plus politique, il défend des positions libérales. En 1823, quand le Gouverneur impose des mesures restrictives sur la presse, il écrit un mémoire à la Cour Suprême de Calcutta, puis au roi, pour vanter les mérites d’une presse libre. Il souligne que sous la domination anglaise, les Indiens ont entièrement perdu leur importance politique mais qu’ils s’en consolent « par la jouissance plus assurée des droits civils et religieux qui avaient été si souvent violés par la rapacité et l’intolérance des musulmans ».

Défenseur des droits des citoyens face au pouvoir, il n’obtint pas gain de cause. Il est vrai que l’impérialisme britannique n’est pas encore développé comme il le sera dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais Roy se considérait toujours comme un homme agissant, capable de faire changer d’avis le gouvernement.

En politique étrangère, il se réjouit du succès de la révolution de 1830 en France. En route vers l’Europe, il salue même à l’escale du Cap le drapeau tricolore sur un navire français. Il admire en Bonaparte le général de la Révolution de 1789, mais pas l’empereur. En 1821, il regrette l’échec des révolutionnaires de Naples qui luttent contre le régime des Habsbourg : « Au vu de cette malheureuse nouvelle, je suis obligé de conclure que je ne vivrai pas pour voir la liberté universellement restaurée dans les nations d’Europe et les nations asiatiques… Je considère la cause des Napolitains comme la mienne, et leurs ennemis comme les nôtres. Les ennemis de la liberté et les amis du despotisme n’ont jamais réussi et ne réussiront jamais… »

Le voyage en Angleterre

Depuis quelques années, Roy correspond avec des hommes de religion, des philosophes et des savants en Europe et aux Etats-Unis. En 1829, après avoir gagné de nombreux procès et fondé le Brahmo Samaj, il se sent libre de passer outre la coutume qui interdit aux brahmanes de traverser la mer. Akbar II, l’héritier des empereurs moghols qui n’est plus que le roi de Delhi, nomme Roy son émissaire pour représenter ses intérêts financiers à la Cour de Londres : Akbar II juge insuffisante la subvention donnée par le gouvernement anglais pour lui permettre de faire face aux dépenses de son palais. En nommant Roy son envoyé, Akbar II lui attribue le titre de Râjâ pour accroître sa dignité.

Roy veut aussi aller à Londres pour deux raisons : exprimer le point de vue des Indiens sur le renouvellement de la Charte qui règle le sort de son pays lors des discussions au parlement de Londres, et défendre l’interdiction de la crémation des veuves.

Il s’embarque le 18 novembre 1830. Sa mission est un succès car il réussit à faire augmenter les revenus d’Akbar II. À Londres, il fréquente les milieux aristocratiques et les pasteurs. Jeremy Bentham, fondateur de l’utilitarisme, l’appelle un « collaborateur intensément admiré et chèrement aimé au service de l’humanité ». Il rencontre aussi Robert Owen, « le père du socialisme anglais ». Lorsque celui-ci lui dit qu’il souhaite la disparition de la religion, Roy, au contraire, exprime son attachement à un théisme universel, seul garant des principes moraux indispensables à la bonne marche d’une société. La société doit servir au bien de la société. Au gouvernement de Londres il réclama pour l’élite de son pays un rôle dans l’administration, comme c’était le cas dans les régimes précédents. Il tente d’établir des relations avec l’opinion libérale, le parti des Whigs, et évoque même l’idée de se faire élire au Parlement de Londres. En 1832, il écrit un long document destiné au Parlement dans lequel il exprime le souhait que des colons européens viennent s’établir en Inde afin de développer l’agriculture et répandre les savoirs et les techniques. Il montre une confiance excessive en la bienveillance britannique à l’égard de son pays.

« Il faut à l’Inde bien des années de domination anglaise pour qu’elle ne puisse pas perdre beaucoup en ressaisissant son indépendance politique. » Cependant il n’est pas aveugle sur les limites des avantages de la domination britannique : « Les générations successives seront toutefois plus à même de se prononcer sur les avantages réels de ce gouvernement ».

Selon Roy, la libération de l’Inde dépend des progrès que le pays pourra accomplir dans tous les domaines. Dans ses réponses aux questions posées par le Board of Control sur le système des impôts, il déplore, lui-même propriétaire terrien vivant du revenu de ses terres, la situation misérable de la paysannerie et demande la réduction des taxes qui l’écrasent.

La visite en France

Son voyage pose des problèmes administratifs car, pour aller de Londres à Paris, il eut besoin d’un visa. Il lui fallut pour cela obtenir un certificat de bonne conduite auprès des autorités anglaises. Puis il lui fallait solliciter le visa auprès des Français. Trouvant cette démarche peu compatible avec sa dignité, il écrivit une lettre au prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères. Il commençait par exprimer son respect « pour un pays au premier rang des nations libres et civilisées ». Mais il ne comprenait pas « qu’un peuple si célèbre pour sa courtoisie et sa libéralité en tout autre matière puisse exiger un visa. Il est à présent généralement admis que non seulement la religion mais le sens commun dépourvu de préjugés aussi bien que les déductions exactes de la recherche scientifique ont conduit à la conclusion que l’humanité entière n’est qu’une seule grande famille de laquelle les nombreuses nations et tribus existantes ne sont que des branches diverses. Il résulte que les hommes éclairés dans tous les pays doivent ressentir l’envie d’encourager et de faciliter les relations entre les humains de toutes les façons en supprimant autant que possible tout ce qui y fait obstacle de façon à promouvoir le bien réciproque et le plaisir de toute la race humaine. »

Il avance ensuite l’idée d’une sorte de Société des Nations au sein de laquelle chaque pays en conflit aurait un nombre égal de représentants et où les litiges entre deux pays se règleraient en bonne entente. Le président serait choisi en alternance par chaque nation pour un an.

Roy est reçu plusieurs fois par le roi Louis-Philippe à qui il a été présenté par « l’introducteur des ambassadeurs » selon le Journal des Débats du 15 octobre 1832. Il rencontre les sanskritistes de l’époque comme Chézy. Dès 1819, l’abbé Grégoire, qui a fait voter l’abolition de l’esclavage, écrit, dans la revue Chronique religieuse, un article louangeur sur Roy grâce à des renseignements qu’il obtenus de Calcutta. Mais les deux hommes ne se rencontrent pas car l’abbé meurt quelques mois avant que Roy ne vienne à Paris. La Société Asiatique, qui l’avait élu membre honoraire en 1824, le reçoit chaleureusement. Et le sculpteur David d’Angers le représente au milieu d’autres bienfaiteurs de l’humanité autour de Gutenberg dans un monument que l’on peut encore voir à Strasbourg.

La fin d’une vie et la continuité de sa pensée

Ses derniers mois en Angleterre s’écoulent dans un certain dénuement dû à la faillite de sa banque à Calcutta. Il doit aller se loger chez des parents de ses amis de Calcutta, et il se trouve en butte à des demandes d’argent et à des calomnies de la part de son secrétaire anglais.

Au début de l’année 1833, il quitte Londres pour Bristol où il meurt d’une inflammation du cerveau le 27 septembre 1833. Son jeune ami Dwarkanath Tagore lors de son voyage en Angleterre quelque dix ans plus tard lui fait ériger un tombeau dans le cimetière d’Arno’s Vale que l’on peut voir encore aujourd’hui.

Râmmohun Roy donne parfois l’impression qu’il est prêt à se convertir au christianisme, mais à sa mort il porte toujours son cordon brahmanique. Une lettre autobiographique publiée après sa mort par son secrétaire indélicat présente les deux facettes de sa personnalité : d’un côté, le membre de l’élite qui cherche à faire triompher ses idées sociales et politiques en fréquentant les puissants et, de l’autre, le chercheur dans les voies de Dieu, le premier comparatiste indien en science religieuse. Roy écrit à son propre sujet : « Mes ancêtres étaient des brahmanes de haut statut et, depuis les temps immémoriaux, ils se consacraient aux devoirs religieux de leur race (sic) jusqu’à celui qui naquit cinq générations avant moi. Cela fait à peu près cent quarante ans que cet ancêtre abandonna ses exercices spirituels pour des poursuites mondaines et l’amélioration de sa condition. Depuis lors, ses descendants ont toujours suivi son exemple et, selon le sort habituel des courtisans, avec un succès divers, parfois s’élevant aux honneurs et parfois tombant, parfois riches et parfois pauvres ; parfois obtenant de très grands succès parfois misérables (sic) à la suite de déceptions. Mais mes ancêtres maternels, étant de l’ordre sacerdotal par profession, comme de naissance et d’une famille qui n’a pas de supérieur dans cette profession, ont jusqu’à ce jour adhéré de façon uniforme à une vie d’observances religieuses et de dévotion, préférant la paix et la tranquillité d’esprit aux excitations de l’ambition et à toutes les tentations de la grandeur mondaine. »

Après son décès, son secrétaire écrit dans une lettre au journal The Times de Londres : « Dans ses jeunes années, son esprit avait été frappé par les dangers de croire trop, et il dirigea contre cela toutes ses énergies. Mais dans ses dernières années, il commença de sentir qu’il y avait un danger aussi grand, sinon plus grand, à croire trop peu. » Et il conclut par ces mots : « tout ce que je puis dire est que sa piété était, je crois, sincère, et que ses principes religieux [étaient], je pense, hautement philosophiques et bienveillants, bien que ne correspondant pas du tout à ceux d’aucune secte (sic) de chrétien si ce n’est dans la doctrine de l’unité de Dieu. »

Au XIXe siècle, parmi les hindous du Bengale, Roy est sans doute celui qui connaît le mieux et apprécie le plus l’islam et ses croyances. Il est aussi très considéré par les plus savants de ces derniers qu’il fréquente au Fort William College et à la Haute Cour. Il est capable de converser en arabe et déclare que dans sa vieillesse, retiré dans une grotte solitaire, il étudiera le Vedânta et le Masnavî du poète persan et soufi Rûmî.

Ce n’est pas en tant qu’homme de religion que Roy est surtout apprécié dans son pays. On reconnaît en lui le défenseur des femmes et celui qui parle d’égal à égal avec les philosophes les plus reconnus en Angleterre.

Ses contemporains ne le ménagent pas. De l’avis général, sa plus grande erreur est de souhaiter l’établissement en Inde de colons anglais. Aristocrate du début du XIXe siècle, il n’a prévu ni la destruction du tissu économique de son pays par l’impérialisme britannique ni le développement des idéologies populistes en Inde au XXe siècle. Il n’est pas un socialiste avant l’heure, mais un libéral et un ennemi de tout absolutisme. Avant Rabindranath Tagore, Roy est l’Indien qui pense le plus l’universel. Il est le premier à mener une réflexion aussi vaste et aussi profonde sur la religion et sur la société hindoues dans les premières décennies de son siècle. Né dans une Inde encore très marquée par le pouvoir et la culture moghols, et par un mode de vie et de pensée traditionnel, on ne peut lui tenir rigueur de ne pas avoir anticipé ce que deviendrait quelques décennies plus tard l’état politique et économique de l’Inde.

Le voyageur naturaliste, Victor Jacquemont, qui a bien connu Roy à Calcutta écrit à son propos : « C’est un bramine (sic) du Bengale, le plus savant des Orientaux. Il sait le grec, le latin, l’arabe, l’hébreu, le sanscrit, et écrit admirablement en anglais… Je savais avant de venir dans l’Inde qu’il était un orientaliste habile, un subtil logicien, un dialecticien irrésistible, mais j’ignorais qu’il était le meilleur des hommes. »

Selon Rabindranath Tagore, « Roy était le seul à son époque à réaliser complètement le sens de la modernité. Il savait que l’idéal de la civilisation humaine ne réside pas dans l’isolement de l’indépendance mais dans la fraternité de l’interdépendance des individus comme des nations, dans tous les domaines de la pensée et de l’action. »

L’historien Wilhelm Halbfass écrit à son propos : « He faces the European as an interpreter of the Indian past, and, simultaneously, as a representative of the Indian present. »

Râmmohun Roy est un intellectuel qui revendique en tant qu’homme, au nom de la philosophie des Lumières et de la morale chrétienne mises en avant par les conquérants anglais, une pleine et entière égalité avec les maîtres de l’Inde.

Recueil de notes par Françoise Vernes